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Des révoltes qui font date #16

11 février 1979 // La révolution Iranienne instaure une république islamiste

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Khomeini
Mohammad Reza Shajarian, chanteur iranien des traditions classiques persanes, dont la voix a envoûté le monde entier depuis les années 1960, était un artiste engagé. Tout au long de sa carrière, il a interprété des textes qu’il a choisis en fonction de leur message.

Sommaire

1979 – Iran

L’Iran a connu pendant les années 1960 et 70 une modernisation accélérée et une prospérité fulgurante, mais c’était également une période pendant laquelle la société s’est détachée de plus en plus de ses racines. Après des mois de protestations populaires et de manifestations contre le régime autoritaire qui avait suspendu de nombreuses libertés, le Shah Mohammad Reza Pahlavi quitte l’Iran le 16 janvier 1979. Le 1er février, Rouhollah Khomeini revient d’exil et renverse le gouvernement du Shah quelques jours plus tard, le 11 février. Le 1er avril 1979 est instaurée une république islamique et Khomeini devient Guide suprême. Parmi de nombreuses mesures, la musique est interdite ; elle sera à nouveau autorisée après quelques mois, mais dans sa forme classique uniquement. Des musiciens comme Mohammad Reza Shajarian ou Shahram Nazeri peuvent continuer à composer et enregistrer, même s’il faudra attendre une décennie avant qu’ils ne puissent à nouveau donner des concerts.

Mohammad Reza Shajarian (1940-2020)

Mohammad Reza Shajarian est né en 1940 à Mashad, au nord-est de l’Iran, dans une famille conservative. Pendant l’enfance, il chantait le Coran mais ne pouvait pas écouter de musique classique persane, interdite par son père. Il allait donc chez son oncle qui était musicien et qui jouait du tar, un luth à long manche. Ensemble, ils écoutaient la radio. Son intérêt pour les musiques était plus grand que les interdits imposés par son père, et il a suivi une voie artistique, étudiant le chant auprès de grands maîtres. Il a appris les divers styles vocaux des chanteurs de la génération précédente et s’est penché sur le jeu du santour pour mieux comprendre le répertoire traditionnel. Il commence sa carrière d’artiste en 1959, apparaît à la télévision nationale au début des années 1970, mais c’est surtout son travail créatif après la révolution iranienne qui le met sur le devant de la scène. Il a en effet grandement contribué au renouveau des musiques classiques persanes à cette époque.

Il a donné des concerts partout dans le monde et a travaillé avec de nombreux autres artistes reconnus, de Mohammad Reza Lofti à Kayan Kalhor. Il a continué à explorer l’histoire des traditions et tout particulièrement celles du Khorassan dont il est originaire. Pour le peuple iranien, Shajarian a toujours été un musicien important ; il leur donnait de l’espoir et du réconfort pendant les moments difficiles. Il est entré dans la mémoire populaire : c’est en effet son enregistrement de la prière qui marque la fin du jeûne lors du ramadan qui était diffusé partout, jusqu’en 2009. Après cette date, le gouvernement a banni cette version. En effet, suite au mouvement de protestation lié à la réélection de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad, Shajarian a interdit la diffusion sur les médias nationaux de ses enregistrements datant de la révolution islamique, ce qui a provoqué le courroux du gouvernement et donc l’interdiction de la diffusion de la prière. Ce soutien au mouvement de protestation a eu un prix : il a été interdit de concerts en Iran.

À l’annonce de son décès le 8 octobre 2020, une large foule s’est rassemblée près de l’hôpital de Téhéran où il est mort. Cette veillée funèbre s’est rapidement transformée en mouvement de protestation contre le régime qui avait interdit les concerts de l’artiste.

Musique classique persane

La musique classique persane est une tradition très ancienne, dont les origines se perdent dans la nuit des temps. C’est un système basé sur des modes : les dastgahs. Ceux-ci sont composés de gushehs, de brèves pièces apparentées à un mode. Poésie et musique sont inséparables et les artistes utilisent souvent les textes de poètes mystiques comme Rumi (1207-1273) et Hafez (1325-1389). Ces écrits anciens permettent de diffuser des messages importants qui peuvent s’adapter aux situations contemporaines. La révolte à l’iranienne est donc transmise à mots couverts, de manière poétique, mais l’auditeur local comprendra très vite quel message le chanteur veut faire passer.

Cette poésie donne à la musique une certaine respectabilité, sachant que le texte a toujours eu un statut supérieur, et que la musique est en théorie interdite par l’islam. Aujourd’hui encore, les performances de musique classique iranienne sont en général accompagnées d’une voix.

La musique classique persane s’est pratiquée presque exclusivement dans les cours royales jusqu’au début du 20e siècle. Il faudra attendre les débuts de l’enregistrement et de la radiodiffusion pour qu’elle soit plus visible par le grand public. L’Iran connaît dans les années 1960 une forte modernisation et occidentalisation, reléguant à nouveau la musique classique à une minorité d’amateurs. La révolution de 1979 marque un retour aux sources et sa popularité remonte en flèche, devenant même un phénomène de masse au milieu des années 1980, en dépit des interdits religieux.

« Injustice »

Bidad

N°2

L’amitié a disparu, quand est-elle morte ?
Que sont les amours et les amis devenus ?

Dans ce pays qui fut autrefois le berceau de la compassion,
quel froid glacial empêche à présent la bonté et la dévotion de pousser ?

Les champs sont lourds de promesses de grandeur et de générosité.
Où sont nos grands chevaliers et nos héros sur leurs fières montures ?

Les fleurs sont épanouies mais nul chant d’oiseaux ne résonne.
Qu’est-il advenu des rossignols ?

Vénus, la céleste musicienne, n’a pas entonné de nouveau chant mélodieux.
Quel feu a brûlé son oud, et asséché notre envie de vin ?

Hafez, les secrets divins resteront à jamais obscurs.
Quelle question futile tu nous poses !

N°5

Les jours de camaraderie et d’amitié, aujourd’hui enfuis
vivent toujours dans ma mémoire.

Aujourd’hui, rendu amer par les épreuves, je garde dans ma mémoire
le souvenir des santés portées autour d’un verre.

Je vis oublié de mes amis, mais leur souvenir
me hante tous les jours.

Bien que prisonnier de ces chaînes, la diligence de ceux qui cherchent la vérité
vivra à jamais dans ma mémoire.

Dans les premières années après la révolution de 1979, les musiciens ont exprimé la voix du peuple, glorifiant le changement social et politique. D’autres artistes préféraient recourir au répertoire traditionnel, sans s’engager avec leurs textes. Avec « Bidad », Shajarian reste dans la musique classique persane mais choisit un poème qui peut être interprété de plusieurs manières. « Bidad » veut en effet dire « Injustice », mais si on décompose le mot persan, il signifie « sans (bi) voix (dad) », faisant référence aux efforts du gouvernement pour faire taire les musiciens. Cet enregistrement de 1984 devient le premier morceau qui traite de la désillusion qui a suivi la révolution, et de la société fracturée qu’elle avait engendrée. Les paroles sont tirées d’un poème de Hafez mais Shajarian crée l’ambiguïté en prononçant un mot un peu différemment, faisant référence de cette manière à l’ancien pays des rois, et non des compagnons. Sa protestation est bien différente de celle des chanteurs folk américains, par exemple. Elle se fait à mots couverts, utilisant des textes anciens pleins de doubles sens et de symboles, mais elle est malgré tout très forte, et les auditeurs ne sont pas dupes.


Texte : Anne-Sophie De Sutter

Crédits photo

Image de gauche : Ruhollah Khomeini and people (auteur inconnu) (wikicommons)

Image de droite : People gather in Tomb of Ferdowsi, Fars News Agency (wikicommons)

Paroles extraites du livret de Bidad, traduites en français par Geneviève Bégou

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