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Des révoltes qui font date #68

1686-1755 // Révoltes marrons en Jamaïque

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L’histoire de l’esclavage n’est pas un simple récit de soumission et d’exploitation. Plusieurs mouvements de révolte ont cherché à briser ce système et certains y sont même parvenus. C’est le cas des marrons de la Jamaïque et de leur reine légendaire Queen Nanny. Le saxophoniste Shabaka Hutchings lui rend hommage avec un morceau de son groupe Sons of Kemet.

Si la reine Nanny est bien un personnage historique réel, ayant vécu entre 1686 et 1755 environ, les détails de sa vie sont entourés de la brume des légendes. La plupart des versions s’accordent pour la faire naître au Ghana, parmi le peuple Akan, mais certaines racontent son arrivée en Jamaïque comme esclave fugitive alors que d’autres lui donnent un statut différent, de femme libre possédant peut-être elle-même des esclaves. De nombreuses légendes complètent le flou de ses origines en lui conférant un statut aristocratique ou religieux, elle aurait été une princesse ashanti ou une prêtresse du culte obeah.

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Malgré les incertitudes sur ses origines, on sait que celle qui allait devenir Queen Nanny a très vite rejoint les communautés de Noirs marrons dans les Blue Mountains, une vaste région boisée et montagneuse à l’est de l’île, au nord de l’actuelle ville de Kingston. L’origine du terme marron, de l’espagnol cimarron, celui qui vit dans les cimes, dans les montagnes, rappelle ce sanctuaire offert aux fugitifs par les forêts des hauteurs, où ils ont pu installer des villages fortifiés et résister aux troupes lancées à leur poursuite. Ces communautés rassemblaient des esclaves ayant échappé à la domination espagnole ainsi que les derniers survivants des Amérindiens Taïnos ou Arawak qui peuplaient la Jamaïque avant son invasion. Elles ont continué à lutter contre les Anglais, lorsque ceux-ci ont remplacé les Espagnols en 1655, et ont farouchement défendu leur indépendance et leur liberté.

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À l’époque de Nanny, les deux principaux groupes de marrons étaient les Leeward, installés à l’ouest de l’île, menés par le chef Accompong et le Capitaine Cudjoe, et les Windward, des Blue Mountains, à la tête desquels se trouvaient deux chefs : Nanny et Quao, parfois décrit comme son frère. Les Windward ont fondé Nanny Town, une place forte favorisée par la géographie, commodément installée sur les hauteurs imprenables dominant la région, et dont l’unique accès était une étroite route rendant malaisée la progression des troupes ennemies. On crédite la reine Nanny de grandes qualités d’organisation et de stratégie. Elle a non seulement orchestré la résistance, développant des techniques de camouflage, d’embuscades et de communications codées, mais également élaboré des raids de guérilla sur les plantations des plaines, s’emparant d’armes et de nourriture et libérant les esclaves qui venaient alors grossir les rangs des marrons.

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L’armée anglaise a affronté en vain les marrons pendant plusieurs dizaines d’années. Malgré quelques succès temporaires, comme la prise de Nanny Town (rapidement reconstruite ailleurs sous le nom de New Nanny Town), les guerres successives ne se sont terminées que par des traités reconnaissant l’indépendance des communautés de marrons. Ces traités qui leur accordaient des terres libres comportaient des clauses controversées par lesquelles ils acceptaient de ne plus accueillir les esclaves fugitifs, mais au contraire de les livrer aux Anglais. Cette disposition en faisait des collaborateurs des autorités coloniales, mais il semble qu’elle ait été assez peu suivie dans les faits.

Le décès de la reine Nanny est tout aussi mystérieux que le reste de sa vie. Malgré la proclamation de sa mort par l’armée britannique qui prétendait l’avoir abattue en 1733, on retrouve sa trace plusieurs fois par la suite, et ce jusqu’en 1760. Elle est aujourd’hui célébrée en Jamaïque comme une héroïne nationale depuis 1975 et plusieurs lieux et monuments portent son nom. Elle figure également sur le billet jamaïcain de 500 dollars.

Le saxophoniste anglais Shabaka Hutchings lui rend hommage sur son disque Your Queen Is a Reptile sorti en 2018 sur le label Impulse!. Troisième album de son groupe Sons of Kemet, ce disque tire son titre du texte d’accompagnement, signé par le poète Joshua Idehen, qui attaque la monarchie britannique dont la reine « se considère supérieure à nous, par le droit du sang, de la lignée, par la grâce de la conquête, la raison de la tyrannie et la confiance de la tradition ». En contraste à cette reine, financée par l’argent des taxes, qui maintient un système d’injustice de classe et de discrimination raciste, et ne représente pas la population émigrée et la diaspora, Shabaka Hutchings a choisi neuf reines, qui chacune donnent leur nom à un morceau du disque.

Votre Reine n’est pas notre reine. Elle ne nous voit pas comme des humains. Et nous nous voyons comme des humains. Nous jugeons de notre valeur non pas par des discours de Noël ou des jubilés d’or, mais par des actes. Nos reines marchaient parmi nous. Nos reines gouvernaient par leurs actions, par leur exemple, nos reines écoutaient. » — Joshua Idehen

La première de ces reines est Ada Eastman, l’arrière-grand-mère du musicien, née à la Barbade au siècle dernier. À l’instar de Nanny des marrons, toutes les reines suivantes sont des figures féminines importantes dans l’histoire des luttes noires. Mamie Phipps Clark est une psychologue qui a étudié les effets de la ségrégation sur les enfants aux États-Unis. Harriet Tubman est une des plus célèbres militantes américaines pour l’abolition de l’esclavage. Anna Julia Cooper et Angela Davis sont deux figures importantes des luttes féministes noires. Yaa Asantewaa est une reine ashanti qui a organisé la guerre contre l’armée coloniale anglaise au Ghana au début du 20e siècle et Albertina Sisulu est une militante anti-apartheid sud-africaine. Doreen Lawrence est le personnage le plus récent, elle a fait campagne pour une réforme de la police britannique après l’assassinat de son fils en 1993, qui a mené à la publication d’un rapport confirmant l’existence d’un racisme structurel dans les institutions anglaises. Pour Hutchings, chacune de ces femmes est plus digne, par sa vie et ses actes, du titre de reine qu’une monarque arrivée au pouvoir pour des raisons héréditaires.

(Benoit Deuxant)

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