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Critique

Dans la chambre de Vanda

Dans la chambre de Vanda - Pedro Costa

cinéma, Lisbonne, URBNportraits, Fontainhas (Lisbonne), Pedro Costa, drogue, bidonville

publié le par Pierre Hemptinne

Un quartier sous la caméra d’ un auteur - Lisbonne, reine du Sud, en clairs obscurs

Pedro Costa a d’abord réalisé Ossos, à la régulière, avec une équipe complète, et le film a été très bien accueilli par la critique, par le « milieu » et dans les festivals. Mais le réalisateur reste insatisfait et se demande toujours s’il a fait le bon choix entre musique et cinéma, très attiré qu’il était par le mouvement punk et surtout Wire, sa référence musicale comme le sont Straub & Huillet pour le cinéma. En 1999, il découvre intimement Fontainhas, un bidonville de Lisbonne que les autorités entreprennent de raser dans le cadre de leur lutte contre la drogue (« tout le monde sera relogé dans de beaux immeubles blancs », ce qui fera l’objet du film suivant de Costa). Avec la rencontre de ce lieu décalé et des gens qui y vivent tant bien que mal, mêlant dénuement et imaginaire maladif (l’imaginaire basique comme instinct de survie), il a la révélation de ce qu’il veut vraiment filmer, saisir, montrer. Coup de foudre pour les gens, la matière, la substance, les agencements et la dramaturgie marginale exceptionnelle. Du cinéma hors système, sans équipe, sans lourdeur, sans organisation bureaucratique, lui tout seul avec sa caméra numérique. Devenir en quelque sorte, dans l’histoire du cinéma, une exception, un cas à part, le rêve de tous en quelque sorte : réinventer le cinéma à sa mesure. C’est d’abord l’immersion dans ce quartier qui change son regard, qui lui invente un regard, qui lui (ré)éduque la vision, en faisant la connaissance de quelques individus et de leurs agencements biographiques. D’où un renouveau du désir de filmer comme une aventure, comme système pour découvrir et apprendre avec l’autre. Et de plus, sans équipe, sans la lourdeur d’un tournage ordinaire, il va pouvoir filmer à l’instantané, beaucoup plus proche de sa pensée, de ses émotions, et beaucoup plus en interaction avec les acteurs. Chaque plan jaillissant exactement à la manière d’une chanson punk, énergique, suicidaire, secouant des beautés éphémères, des vérités provisoires. Il ne surimpose pas un récit qui lui serait personnel, sorte d’interprétation fictionnelle de ce qui se passe dans ce réel sordide. Il s’est immergé dans le récit quotidien et il se laisse remorquer par les dizaines de fils qui racontent des bouts de vie, des mémoires accidentées.

Ce que les machines détruisent petit à petit, méticuleusement, c’est un dédale sombre de taudis, un vrai labyrinthe de baraques sordides, et pourtant les habitants se sentent délogés, expulsés, jetés hors de chez eux. Ce n’est pas un film social, il n’y a, à ce propos, jamais aucune ambiguïté, aucun doute. On ne peut, à aucun moment, penser qu’il s’agit d’un documentaire militant sur la misère des drogués dans un bidonville lisboète. À aucun moment Pedro Costa ne joue à ça… Mais voilà, même dans le dénuement et l’abandon social, les gens développent leurs racines, leurs histoires, leurs habitudes, leur ancrage.

Le centre du film est une chambre de filles, la chambre romantique des rêves, du repli sur soi, de la poésie intérieure, des intimités, des projections, des frustrations. De la gestation, radieuse ou vénéneuse. On y voit surtout Vanda et sa sœur vautrées, passant leur temps à sniffer et fumer. Enfin, c’est trop léger de le dire ainsi. Parce que, se droguer à ce niveau, cela exige une organisation démente, une économie rigoureuse des gestes pour qu’il y ait toujours quelque chose à « prendre », ne jamais être pris au dépourvu, ne jamais rester « sans ». Le soin que l’on consacre ordinairement à faire le ménage, à cuisiner, à habiter le quotidien est ici employé à gérer la prise de drogues. Et ça tousse, ça crache, ça s’énerve (chaque fois que pointe le manque). Avec désormais très peu de mots et des phrases pleines d’ellipses, de raccourcis impromptus, les filles racontent d’où elles viennent, les potins sur leurs connaissances, les échos de la vie extérieure, l’un ou l’autre en prison, qui a décroché, qui a replongé… Le cinéaste s’attache à suivre ainsi quelques figures toutes liées de près ou de loin à Vanda et sa sœur. Ils passent leur temps à dénicher une maison vide où s’installer, être à l’abri, se shooter, consciencieusement. Les démarches sont raides, hésitantes, traînantes, le langage est ralenti, balbutiant, approximatif, les cerveaux semblent atteints et les corps avoir besoin de prothèses. (On pourrait les décrire comme ces « accidentés » dont parle C. Malabou). La caméra reste dans Fontainhas, on ne voit jamais les combines, les petits commerces qui conduisent les protagonistes dans la ville pour se faire un peu d’argent. La narration se construit dans ces ruelles borgnes, tordues, fuyantes, dans ces pièces sombres, souvent délabrées, dans ces grabats, on dirait une zone de guérilla urbaine, le temps d’une trêve, et chacun qui ramasse quelques vestiges de sa vie passée, de sa vie normale, et tente de se recréer une tranquillité dans son coin, en s’injectant de quoi se téléporter ailleurs. Les mouvements, les cadrages, les coups d’œil sont nerveux, incisifs, intrusifs, très à coups de couteaux instinctifs, très décharges punk donc et, en même temps, l’ensemble est somptueux, construit, composé, « de toute beauté », comme la quête d’une beauté maudite, jamais montrée, et qu’il saisit dans une texture d’image profonde qui évoque souvent la peinture (une Renaissance qui aurait volé en éclat). La caméra numérique, mobile, discrète, se faufile, sonde ce chancre urbain et en extrait de surprenantes merveilles (alors que la bonne société et les bonnes âmes n’en attendent qu’abominations). Cette beauté des images dans le rendu d’un lieu et de vies sordides est tellement éclatante que ça en devient le sujet principal de tous les commentaires et entretiens sur le film. En partie avec raison parce que Pedro Costa va chercher une beauté inhabituelle, particulière, qui pose question justement, qui n’a rien à voir avec une esthétisation de la pauvreté, de la misère. Par là même, il renouvelle le questionnement esthétique. C’est beau parce que, ne nous en déplaise, les débris de la vie, la crasse, les ruines, avec le soleil qui s’infiltre, les couleurs passées, les contrastes d’ombres, les objets au rebut, toutes ces miettes avec lesquelles ils organisent leur vie dans le bidonville, retissent leur cocon, ne sont pas sans attraits. En tout cas, c’est photogénique et le réalisateur signe de splendides natures mortes. Des pans de mur lumineux aussi puissants que celui de Vermeer qui joue un rôle capital dans Proust.

Et pourquoi la représentation d’un tel lieu, d’une telle existence devrait-elle en souligner la laideur ? Pedro Costa filme les personnes et les choses comme elles sont, finalement, en choisissant les instants où tout ressemble à un tableau. Il montre aussi comment les habitants des taudis regardent leur cadre de vie, comment ils engendrent (s’obstinent ?) cette sensation de vivre dans des lieux non dépourvus de charmes, comment ils entretiennent la croyance d’avoir toujours un cadre de vie digne de ce nom (sans ce genre de conviction, comment vivre ?). Ils transfigurent. D’une certaine manière, cette beauté plastique de leur quotidien évite qu’on ne les isole, nous voyeurs, dans un sous-statut, ils ne sont déchus d’aucune valeur humaine, ils sont très proches de nous, restent nos semblables. C’est aussi ce parti pris esthétique (et cet extraordinaire savoir-faire cinéphile qui ne tombe jamais dans le cliché, dans le pathétique) qui constitue la possibilité d’une force narrative qui ne se laisse pas piéger par les codes du « film social ». Comme le bidonville, le film est un dédale de fils narratifs attachés aux différents destins, des bribes qui circulent en tous sens et qui, bien que souvent atrophiées, « lésionnées », permettent d’entendre la vie sociale dans toute sa complexité, son bourdonnement, le fil des générations, les souvenirs d’enfance, les histoires de familles et d’amitiés, la violence du ghetto, l’émigration et surtout la peur centrale « j’ai trop peur du manque » (ce manque qui a une signification bien particulière pour les drogués mais qui est aussi ce qui nous angoisse tous)… En regardant ce genre de film, je me dis que, vraiment, le cinéma peut encore surprendre et apprendre, ouvrir de nouveaux horizons.

 

Pierre Hemptinne