Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Critique

« Nostalgie de la lumière », un documentaire de Patricio Guzmán

Nostalgie de la lumiere 5.jpg
Haut lieu d'observation pour les astronomes, le désert d'Atacama au Chili est un vaste cimetière voué à l'oubli. Qu’il s’agisse des massacres des Mapuches au XIXème siècle, ou des camps de concentration sous Pinochet, le gouvernement chilien garde le silence sur un passé qui l’accuse. Ne reste que la mémoire, passé qui se négocie en privé. Dans les correspondances intimes qui se jouent entre matière et souvenirs, les lieux aussi se feuillettent. Ainsi du camp de Chacabuco, construit sur les ruines d’un ancien centre minier, que les militaires n’ont eu qu’à cercler de barbelés. La mémoire des lieux n’est pas seulement un désert à creuser, c’est aussi une architecture à déconstruire. En se fondant sur des associations visuelles, Patricio Guzmán montre comment une poétique de l'image devient outil de connaissance.
C’est une terre damnée imprégnée de sel où les dépouilles se momifient et les objets se figent. L’air, transparent, léger, nous permet de lire dans ce grand livre ouvert de la mémoire, page après page. — Patricio Guzmán

Le monde est à la merci de la lumière qui, à cet égard, supplante la consistance. Nous sentons le sable ruisseler entre nos doigts, le poids d'un caillou, le torse du rocher s'offre à l'avidité de la paume mais l’immense, c’est à la lumière seule qu’il se mesure. Nous ne touchons pas, ne voyons pas l’étoile, c’est elle qui, inversant son temps de vie, revient à nous. Chemin de lumière, la mémoire est la voie sur laquelle nous entraîne Patricio Guzmán.

Exilé du Chili depuis quarante ans, il ne peut qu'agréger la sienne à celle, infinie, d’un peuple au deuil confisqué. Cette chance qu’il a eue, lui, cadeau d’une seconde vie, nombreux sont les Chiliens qui en ont été privés. Arrêté par les forces du général Pinochet lors du coup d’État de 1973, il subit l’épreuve de la condamnation et de la grâce. Il quitte son pays. Après quelques errances, c’est de Paris qu’il donne suite à sa critique contre le régime : Chili, la mémoire obstinée (1997), Le Cas Pinochet (2001), Salvador Allende (2004) et son grand œuvre, en trois parties : La Bataille du Chili (1975-1979), modèle de cinéma direct et engagé.

Deuil confisqué : un pays où les victimes et les parents des victimes peuvent croiser leurs bourreaux dans la rue, faute de jugement, signe son devenir traumatique. Qu’il s’agisse des massacres des Mapuches au XIXème siècle, ou des camps de concentration sous Pinochet, le Chili garde le silence sur un passé qui l’accuse. Ne reste que la mémoire, passé qui se négocie en privé. Parfois à mains nues, comme ces femmes, courageuses et presque hallucinées, admirables folles qui fouillent le désert d’Atacama. Désert de la mémoire sans sépulture, repos de personne : avant d’évacuer les camps, les militaires se sont débarrassés de leurs morts pour les cacher on ne sait où, semant au passage des morceaux de cadavres, sinistres trésors que les vents secs et salés se chargent d’embaumer. Le sol ingrat recrache parfois des bouts d’os, fragments de mauvaise conscience, cristaux d’un passé irrémissible.

Ce ressassement de la mémoire dans le miroir aride du désert, Patricio Guzmán le voit se reproduire à l’identique dans cette autre surface réfléchissante qu’est le ciel. Ciel et terre se confondent dans la matière unanime : ici pas de séparation, ni des êtres ni des temps ni des états. Le vivant dialogue avec la mort, l’animal avec le minéral, le lointain avec le proche. Convoqués à tour de rôle, l’astronome et l’archéologue témoignent de ce que leurs recherches coïncident et convergent vers des origines communes.

Dans ces correspondances intimes qui se jouent entre matière et mémoire, les lieux aussi se feuillettent. Ainsi du camp de Chacabuco, construit sur les ruines d’un ancien centre minier, que les militaires n’ont eu qu’à cercler de barbelés. La mémoire des lieux n’est pas seulement un désert à creuser, c’est aussi une architecture à déconstruire. Exemple avec Miguel. Interné à Chacabuco, il met à profit ses déambulations quotidiennes pour prendre, à pas calculés, les mesures exactes du camp, qu’il consigne au secret de la nuit. Le lendemain, par précaution, les plans doivent être détruits, mais ils sont désormais gravés dans le cerveau de l’architecte qui, aussitôt libéré, peut sans peine en reproduire le tracé précis. Témoignage précieux de ce survivant dont l’épouse souffre aujourd’hui d’un Alzheimer. Le trop-plein de mémoire de l’un compense l’oubli de l’autre : figure tragique du Chili.

Cette façon très personnelle de déployer la mémoire en un texte qui doit autant à l’interrogation philosophique qu’à la poésie des images fait songer à la démarche d’Harun Farocki, en particulier à son remarquable Images du monde et inscription de la guerre, qui met en œuvre une sémiotique également fondée sur des associations visuelles. Et ceci même n’est pas sans affinité avec le dernier film de Terrence Malick, Tree of Life, dont le propos pourrait être de dévider la trame cosmique d’une mémoire marquée par la perte – et par là, touchée par la grâce.

Mais La Nostalgie de la lumière est un voyage en textures qui ne s’aventure pas à formuler quelque théorie de la mémoire. Le texte s’offre aux questions, les images sont des hypothèses, les sens circulent, réfléchissent, les langages se regardent. Rien ne s’impose. Le rythme, lancinant, épouse celui du ressouvenir, et lui-même n’en finit pas d’infiltrer ce qui résiste, le passé, la dureté du présent. Diffuse, influente, la mémoire se fond dans la lumière. Le monde, si plein, si grouillant, est à sa merci.

Texte: Catherine De Poortere