Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Critique

LOLA MONTÈS

publié le

Pour une fois, commençons par la fin - ou presque. Dans les coulisses d’un cirque, un rideau illustré (un peu BD, un peu tapisserie de Bayeux) s’ouvre et dévoile une femme qui tend, symétriquement, ses deux bras à travers les barreaux d’une des cages […]

Les aléas de la vie feront que ce travelling sera le tout dernier d’une longue série pour Max Ophuls, cinéaste de la caméra en mouvement s’il en est. Il se trouve que la queue du dernier plan de Lola Montès fait un sinistre écho à une autre queue : celle que Max Ophuls et son fils Marcel observent, le 23 décembre 1955, depuis un café des Champs Élysées; celle du premier jour de sortie de Lola Montès au cinéma Marignan où, sous la pluie battante, des cohortes de spectateurs furieux sortis de la projection avant la fin (et qui n’auront donc même pas vu le plan évoqué ci-dessus) viennent exhorter ceux de la séance suivante à rentrer chez eux plutôt que d’aller voir cette monstruosité cinématographique à laquelle ils n’ont rien compris… Malgré le soutien de certains cinéastes et critiques (e.a. Tati, Rossellini et Cocteau dans une lettre ouverte; Truffaut dans deux articles), Ophuls - cinématographiquement blessé et physiquement amoindri - part se reposer en Allemagne. En son absence, le film est charcuté (amputé et démembré, coupé et remonté) derrière son dos. En mars 1957, « le plus doux des démons du cinéma » (dixit Peter Ustinov) meurt à Hambourg sans avoir tourné d’autre film. En 1960, dans presque la même typo cursive que celle du générique de 1955, Jacques Demy lui dédie « sa » Lola nantaise.

lolaDans l’évocation, sous forme d’un spectacle de cirque démesuré et multiforme (« la vérité, rien que la vérité sur la vie de Lola Montès représentée par toute la troupe en pantomime, acrobaties, tableaux vivants, avec musique et danse, et tout l’orchestre ! ») de la vie d’une courtisane du dix-neuvième au « tableau de chasse » impressionnant (Wagner, Chopin, Liszt, Louis II de Bavière…), ce ne sont justement pas ces frasques d’une femme libre et arriviste qui font fuir les spectateurs. Essayant de surfer sur la vague à succès des Caroline chérie et autres destins de femmes romancés par Cécil Saint-Laurent et misant sur les charmes de la pré-Bardot des années cinquante, Martine Carol, cette odeur de soufre aurait même plutôt eu tendance à remplir les salles. Comme le note Jacques Lourcelles dans la notice - non dithyrambique - qu’il consacre au film dans son toujours intéressant Dictionnaire du cinéma (Laffont / Bouquins, 1992), « Lola Montès est l’un des derniers films (avec La Comtesse aux pieds nus et Senso) à avoir eu le pouvoir de susciter des polémiques, non pour des raisons de sujet ou de contenu, de politique, de morale ou de religion, mais pour sa construction et son style ». Ce qui n’est pas regardable dans Lola Montès pour une grosse partie des spectateurs de 1955, c’est sa nature éclatée, son baroquisme puis l’a-chronologie et la mise à distance et en spectacle de la biographie de la danseuse. C’est-à-dire exactement les éléments personnels apportés par Ophuls à un projet qu’il n’aurait jamais pu imaginer tourner dans le respect strict du cahier des charges de ses commanditaires.

Généralement, l’histoire de la « politique des auteurs » nous a laissé des exemples de réalisateurs ayant eu à conjurer un ou deux pièges ou mauvais sorts amenés par leurs producteurs (un acteur non désiré, un happy end malvenu…). Mais ici, dans ce parcours d’obstacles que son fils, Marcel Ophuls, décrit comme « un film de résistance », Max Ophuls se vit imposer 1°/ l’actrice principale, 2°/ la couleur, 3°/ le format Cinémascope, 4°/ la stéréo et 5°/ le tournage en trois versions différentes (française, allemande et anglaise)! Au moins pour les trois premières contraintes, le cinéaste réussit-il à les contourner, voire les retourner en atouts qui rendent son film plus fort. D’abord, par le recours ponctuel à des caches et des « cadres dans le cadre » qui recentrent l’image dans des proportions plus carrées, il minimise l’effet spectaculaire du Cinémascope pour certaines séquences plus intimistes. Ensuite, au niveau de la couleur, c’est plutôt une stratégie d’accumulation, débordant totalement des contours de la représentation réaliste, qui lui permet de s’en sortir (extrait du scénario : « Le cirque : contrastes violents (comme les cravates américaines d’aujourd’hui) - La foule est toujours dans le noir - Les lumières sont crues comme le néon de nos jours - Les visages de tous les gens du cirque sont colorés comme un tableau peint pour la grande parade - (…) Les seuls visages humains devant ces masques de couleurs sont ceux de Lola et de l’écuyer »). Enfin, de Martine Carol, il fait un personnage quasi éteint, hiératique et funèbre, qui assiste presque en spectatrice à sa propre fin tout en transférant une bonne partie du poids du film sur les épaules de son personnage principal: celui de l’écuyer / meneur de revue campé par Peter Ustinov. Comme dans La Ronde (1950), avec la présence à l’écran du meneur de jeu incarné par Anton Walbrook, ce procédé souligne le caractère de représentation du film et le tire vers le « monde des planches ou de la piste » (théâtre, music-hall, cabaret, cirque…). Mais, dans un mouvement de balancier, dans un élan complémentaire et simultané, par un des fondamentaux du cinéma dont il est le Prince-magicien - le mouvement de caméra (Ophuls use de manière nettement moins visible de cet autre fondement du septième art qu’est le montage) - il redéfinit imparablement la nature profondément cinématographique de ce qui, chez d’autres réalisateurs, pourrait dériver vers le spectacle filmé.

Cinquante ans après son tournage, pour des spectateurs du début du vingt et unième siècle, ce roman à l’eau de rose tiré vers le film d’avant-garde bouleverse à la fois par son audace formelle (fluidité, transparence et chromatisme) et par la clairvoyance quasi prophétique de son sujet. Par rapport à d’autres films de monstres de cirque et de foire, qui l’ont précédé ou suivi (p.ex. Freaks de Browning en 1932 ou Elephant Man de Lynch en 1980), la monstruosité n’est pas ici du côté du difforme et des parias, mais du côté de la séduction et de la jet-set. Dans ce panoptique inversé (non plus un gardien au centre de prisonniers à surveiller, mais une prisonnière au centre d’une sorte de jury de tribunal de plusieurs centaines de personnes), c’est la cruauté voyeuriste d’une classe moyenne en mal de jugements et la fascination du gouffre et de la chute qui, comme dans tous les numéros d’acrobatie, crée la fascination et l’excitation. En cela, Lola Montès dont Ophuls disait que c’était « un film contre la publicité » préfigure, avec une grande acuité métaphorique, à la fois le paparazzisme et la téléréalité.

Philippe Delvosalle

 

- à visiter : le site très complet consacré au film et à sa restauration

- à regarder:  Marcel Ophuls ou Le Plaisir de tourner, dans la série Cinéastes de notre temps repris sur le DVD de Caught

 

 

 

Sélec 8

 

 

 

Classé dans