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Critique

On The Bowery (Rogosin, 1957) / The Little Fugitive (Ashley, Orkin & Morris Engel, 1953)

On the Bowery - Lionel Rogosin 1957
Deux errances cinématographiques, deux classiques influents

Classes moyennes et sous-prolétariat, plages ensoleillées et bouges sordides, barbe-à-papa et tord-boyaux, paradis éphémère et enfer urbain : deux errances cinématographiques très contrastées dans le New York des années cinquante. 

Le petit fugitif (Abrashkin, Orkin & Morris Engel, 1953)


Confié le temps d’un weekend à la garde de son grand-frère Lennie qui, pour se débarrasser de lui, met en scène un accident de carabine et lui fait croire, simulant la mort, qu’il vient de le tuer, le petit Joey – sept ans – s’enfuit pour une journée et une nuit de déambulation à la plage et au parc d’attraction de Coney Island. Profitant à plein de sa liberté, malgré le « meurtre » qu’il a sur la conscience, au milieu d’une foule d’adultes qui dans son immense majorité ne lui prête aucune attention, il mange de la pastèque et de la barbe-à-papa, boit « cul sec » moult sodas, dévale des toboggans géants, chevauche des chevaux mécaniques et des poneys vivants et gagne sa vie en organisant un petit business de récupération de bouteilles consignées…

Le film apparaît aujourd’hui comme un chaînon manquant dans l’histoire de la modernité cinématographique entre le néoréalisme italien (vers 1945-1948) et la nouvelle vague française (vers 1959-1962) – ou pour prendre deux films-clés, à personnages principaux enfantins, liés à ces deux mouvements, entre Allemagne, année zéro de Roberto Rossellini (1948), en nettement moins désespéré bien sûr, et Les Quatre cent coups de François Truffaut (1959). Il est coréalisé par le couple de photographes Morris Engel et Ruth Orkin et le scénariste Ray Ashley et est tourné in situ, au milieu de quidams ne remarquant pas toujours le tournage et ignorant régulièrement leur statut de figurants. Souvent, la caméra est à un petit mètre du sol, à hauteur de regard du gosse. Le point de vue optique, celui de l’objectif de la caméra, étant ainsi en totale adéquation avec le point de vue de scénario qui n’aborde et ne juge pas l’enfant selon des critères d’adultes. Lion d’argent au Festival de Venise en 1953, le film sort dans… cinq mille salles aux États-Unis, fait la couverture du fameux n° 31 des Cahiers du Cinéma (celui du pamphlet Une certaine tendance du cinéma français de Truffaut) puis, quelques années plus tard, est reconnu par ce dernier comme un engrenage incontournable de la mise en branle du renouveau du cinéma français (« Notre nouvelle vague n’aurait jamais eu lieu si le jeune Américain Morris Engel ne nous avait pas montré la voie de la production indépendante avec son beau film, Le Petit Fugitif »). 


On the Bowery (Rogosin, 1957)


Distants d’une bonne dizaine de miles (ce qui à l’échelle d’une mégalopole comme New York City n’est pas énorme), Coney Island et le Bowery sont – en tout cas depuis la fin des années 1870 et le début du processus de paupérisation de cette très ancienne rue, suite à la cicatrice urbaine qu’y laisse l’implantation du métro aérien – fort éloignés sur les échelles sociale et symbolique de la ville. À la douce évasion de la classe moyenne dans les divertissements de Coney Island répond une évasion autrement plus radicale et physiquement éreintante dans l’alcool bon marché pour les laissés pour compte et les clochards du Bowery. Ouvrant et fermant On the Bowery (1957) justement par l’ombre portée du viaduc du métro aérien (un jeu d’ombres moins ludique et féérique que celui que Le petit fugitif expérimente sous le Riegelman Boardwalk de Coney Island), l’ex-ingénieur chimiste Lionel Rogosin suit, pendant quelques jours et quelques nuits, l’errance urbaine – entre trottoir, « rades » miteux, back alleys et dortoirs de l’Armée du Salut – d’un ex-ouvrier du chemin de fer cherchant, tant bien que mal, à rebondir dans la vie plutôt que de sombrer corps et âme. Pour Rogosin, fils d’un industriel juif du textile, il n’est plus possible après la Shoah de juste feindre d’être heureux en fermant les yeux sur les horreurs du monde (« Je vis comme si je tentais de détruire Auschwitz. Chaque jour de ma vie » déclare-t-il peu de temps avant de mourir à la documentariste russe Marina Goldovskaya). Pour se préparer au film qu’il tient absolument à tourner sur l’Apartheid (le futur Come Back Africa, en 1960), influencé par les méthodes de Robert Flaherty, le cinéaste en devenir commence par passer six mois sans la moindre caméra, dans sa propre ville, auprès de ceux qu’il va filmer et qui vont jouer leurs propres rôles, redonner vie à quelques bribes de leur existence à peine rescénarisées (juste quelques lignes de conduite pour guider l’improvisation– « C’est ça le cinéma : une mise en scène qui est visualisée, incarne le lieu et les gens et n’est, par essence, pas écrite. Vous allez voir de vos propres yeux votre scénario dans la rue, dans les bâtiments, et vous sélectionnez les images que vous décrivez sur le papier. Vous écoutez les sons, les conversations, tout en les sélectionnant et les résumant sur le papier. Puis vous laissez ces mêmes personnes rendre tout ça au film par leurs propres moyens d’expression », Rogosin dans la revue Film Culture de Jonas Mekas en 1960). À côté des quelques personnages principaux et secondaires, jamais dépourvus de singularité et d’épaisseur, le chef opérateur Richard Bagley à qui Rogosin a explicitement montré une série de reproductions de portraits et d’autoportraits de Rembrandt, filme sans voyeurisme une impressionnante sérié de « tronches » tannées et cabossées, rongées par l’alcool, la tristesse et la solitude et qui en disent plus sur la pauvreté que de longs discours.


Au-delà de ce qui différencie Little Fugitive et On the Bowery, plus que dans leurs scénarios (quasi la même temporalité en forme d’entre deux, de moment suspendu, de parenthèse dans la vie de leur personnage principal), c’est dans le cinéma lui-même qu’il faut chercher ce qui les relie. Ces deux films à petits budgets (noir et blanc, courtes durées, tournages in situ – e.a. de pas mal de scènes quasi muettes, non dialoguées, juste bruitées ou mises en musique par la suite –, acteurs non-professionnels… ), réussissent de manière subtile à faire sinuer un mince fil fictionnel au milieu de situations, de lieux et d’une galerie de portraits relevant clairement du documentaire. Très influencés par la candid photography (le sujet ne remarque pas que le photographe lui emprunte son image), les deux cinéastes ont inventé des stratégies de discrétion : pour les scènes de bar, Rogosin cachait sa caméra entre les verres et les bouteilles, tandis que Engel s’était fait construire une toute petite caméra 35mm, inspirée par les caméras de l’Armée américaine pendant la deuxième guerre mondiale et annonçant, avec quatre décennies d’avance, les caméras vidéos des années nonante. Little Fugitive n’est plus tourné sur trépied, ni même « à l’épaule » : il est quasi tourné au creux de la main. Une idée de la technique au service d’une idée du cinéma… et de la société.


Philippe Delvosalle
- article écrit pour La Sélec n°12 - août 2010

 

 


http://www.lamediatheque.be/mag/selec/selec_12/index.php

 

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