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Critique

Les Routes de l’esclavage (Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant)

Les Routes de l'esclavage
1200 ans d’esclavage racontés dans une tragédie en quatre actes qui a pour scène centrale le continent (noir) africain, mais qui s’est jouée sur presque tous les continents !Les routes d’un drame mondialisé qui a largement surdéterminé la répartition profondément inégalitaire des richesses qui a toujours cours aujourd’hui.

Ce documentaire, didactique malgré l’étendue et la complexité de son sujet qui mêle économie, géographie et histoire, demeure de bout en bout d’une surprenante clarté. Cartes géographiques et nombreux schémas dynamiques à l’appui, récit ponctué  d'éclairages scientifiques, de témoignages lus par des intervenants aux intonations justes mais sans pathos ajouté, sobres séquences d’animation colorées en lieu et place de reconstitutions spectaculaires mais souvent maladroites, c’est à une véritable enquête sur les lieux (actuels) d’un crime perpétré au long cours sur un continent tout entier qui est mené !

Divisé en quatre parties d’une cinquantaine de minutes, le film fait débuter son propos au VIIème siècle de notre ère, après une rapide mise au point du contexte géopolitique de l’époque.

L’esclavage est une pratique qui est aussi ancienne que contingente de l’apparition et du développement des sociétés humaines organisées-il occupait un rôle clé au sein de l’empire Romain-mais il prend, au cours de l’expansion musulmane du VIIème siècle, un tournant inédit dans son ampleur et sa nature.


Car, au sein de l’immense empire musulman qui se met en place de l’Espagne (dès le VIIIème siècle) à l’Inde, l’esclavage est formellement proscrit entre croyants, mais il est loisible de posséder ou de faire le commerce d’esclaves dont le statut religieux est celui de « mécréants ». Et alors que la conquête musulmane progresse rapidement le long de la façade nord et ensuite vers l’intérieur du continent africain, s’installe progressivement un système de traite négrière entre le très riche empire du Mali et les régions placées sous administration musulmane, avec Bagdad pour capitale. Un large réseau de caravanes va bientôt relier l’Afrique du Nord et de l’Ouest au Proche-Orient charriant métal doré (le Mali est riche en mines d’or), mais surtout un « or noir » qui coulera à flots ininterrompus jusqu’au IXe siècle, lorsqu’une révolte d’esclaves (la rébellion des Zanj) va avoir pour conséquence un changement d’axe dans ces flux d’esclaves ayant désormais pour nouveaux centres névralgiques Le Caire et Tombouctou. Or, la pérennité de ce très juteux trafic particulièrement gourmant en matières premières humaines, et les conversions toujours plus nombreuses des populations locales à l’Islam pousseront à étendre les réseaux d’approvisionnement toujours plus au sud de l’Afrique subsaharienne, là où les populations sont animistes.

À partir du XIVème siècle, le temps des croisades est révolu depuis plus d’un siècle et les Européens, surtout les Portugais, se mettent à rêver des « richesses lointaines», dont celles du continent noir. Malgré la fermeture des routes commerciales à l’Est (les Ottomans sont maîtres des Balkans et du Proche-Orient et fortement présents en Méditerranée), mais forts de leur maitrise nouvelle des mers avec la caravelle, les navires portugais prospectent richesses et esclaves toujours plus au sud de la façade ouest du continent africain et finissent par établir des échanges économiques privilégiés avec le puissant royaume de Kongo. Des véritables « flots » d’esclaves subsahariens vont venir alimenter un plantureux négoce dont le champ d’action s’étend depuis le Portugal à tout le Sud de l’Europe. Île située au large du Gabon actuel, Sao Tomé-et-Principe devient la plaque tournante de cette traite négrière à laquelle s’ajouteront bientôt de lucratives activités de plantation de canne à sucre, d’une ampleur inégalée jusque-là ! Des pratiques commerciales et d’exploitation à grande échelle dans lesquelles beaucoup voient l’acte de naissance du capitalisme marchand.

C’est non seulement la lente et progressive constitution d’un monde, de ses complexes réseaux d’échanges et de ses déterminants sociologiques majeurs, mais aussi l’un des vecteurs fondamentaux du développement et de l’enrichissement de l’Europe de l’Ouest dès le début de l’époque moderne après avoir été l’une d’un des soubassements économiques de l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane. — Yannick Hustache

Mais paradoxalement, alors qu’à partir de 1516 (date de la découverte du Brésil), l’axe Sud/Nord de ses échanges esclaves/sucre/or prend une forme triangulaire qui lie à présent trois continents (Europe, Afrique et Amérique latine). Pour la première fois, quelques esclaves affranchis, ainsi que de nombreux métis vont se mêler en hommes libres à la vie de la cité, et constituer comme à Lisbonne, des quartiers où ils finissent par constituer une minorité « visible ». De même, de nombreuses révoltes éclatent dans et autour des plantations, engendrant la constitution de zones refuges pour esclaves en fuite et révoltés parfois appelés « mocambos ». Ces mouvements de rébellion augmentent drastiquement les coûts de sécurité à tous les maillons de la chaine, et vont faire trembler le réseau de traite sur ses bases.

Le début XVIIe siècle voit pourtant une consolidation du système traite négrière/plantations auquel prennent à présent désormais pleinement part Espagnols, Hollandais, Anglais et Français avec des effectifs d’esclaves en hausse constante. Porte d’entrée du nouveau monde, les Caraïbes se couvrent de plantations de canne à sucre et des processus de production plus efficaces alliés à des méthodes de coercition toujours plus cruelles (châtiments, torture et exécutions publiques) sont élaborées et mises en œuvre pour maintenir la discipline et prévenir à toute velléité de résistance ou début de révolte. Mais cette rationalisation oblige marchands et recruteurs d’esclaves à étendre toujours plus loin leurs réseaux d’approvisionnement. Des fortunes immenses vont se bâtir sur la culture sucrière et le transport de marchandises et d’esclaves avec le soutien de compagnies d’assurance chargées de couvrir les navires marchands, menacés autant par les risques inhérents à la traversée de l’océan Atlantique (tempête, mutineries), que d’être victimes de la guerre navale que vont se livrer les puissances européennes pour le contrôle des routes commerciales, ou plus simplement la proie des pirates et boucaniers qui infestent les mers à cette époque. Mais alors que pas moins de sept millions d’Africains sont arrachés de force à leurs terres, des voix commencent à se faire entendre en Occident pour appeler à la fin de la traite (ou du moins à son « humanisation ») et des sociétés anti-esclavagistes voient le jour et se font entendre ci-et-là.

Le courant abolitionniste monte en puissance à la fin du XVIIIème, début XIXème siècle et obtient, à la suite de la révolte de 1791à Saint-Domingue dans les Antilles, que la Grande Bretagne renonce à la traite négrière, tandis que la France napoléonienne est tentée de faire de même (avant de choisir de la maintenir). Mais les gigantesques besoins de matières premières et main d’œuvre corvéable et bon marché, conséquences de l’essor rapide de la révolution industrielle du XIXe siècle, relancent la conquête coloniale en Asie et Afrique, tandis que les esclaves sub-sahariens sont déportés par millions (de l’ordre de 2 à 2,5) vers les champs de coton du Sud des Etats-Unis et les plantations du Brésil. Pour rappel, l’esclavage ne sera définitivement aboli en Amérique du Nord qu’à l’issue de la guerre de Sécession de1961-1964, et il faudra attendre 1988 (!) pour que le Brésil fasse de même avec « l’esclavage noir ».


Les Routes de l’esclavage raconte tout un pan de l’Histoire moderne, notre histoire, sous un angle résolument peu pris en compte voire oubliés des mémoires et récits collectifs. C’est non seulement la lente et progressive constitution d’un monde, de ses complexes réseaux d’échanges et de ses déterminants sociologiques majeurs, mais aussi l’un des vecteurs fondamentaux du développement et de l’enrichissement de l’Europe de l’Ouest dès le début de l’époque moderne après avoir été l’une d’un des soubassements économiques de l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane. Ces circuits intercontinentaux charriant « le bois d’ébène » à hauteur d’au moins vingt millions de femmes, hommes et enfants en moins de quatorze siècles, ont été les ressorts manifestes d’un capitalisme marchand glissant progressivement vers un capitalisme industriel étendu à l’échelle du globe !

Des siècles d’esclavage et de saignées démographiques pour les pays « fournisseurs » de la traite qui ont payé le prix fort dans ces ponctions répétées de leur forces vitales durant plusieurs siècles, pour se voir ensuite imposer un tracé de artificiel dans le découpage géographique du territoire à l’issue de la colonisation. Une grande majorité des frontières des nations africaines est le fruit du marchandage opéré entre les pays européens lancés dans la colonisation à la conférence de Berlin de 1885 !

Enfin ce système de domination a été prépondérant dans la construction symbolique du mythe d’un homme noir inférieur et déraciné, incapable d’entrer dans la civilisation et le système d’échanges par lui-même, et obligé, pour son salut de s’en remettre à la "providence" de l’homme blanc !

L’histoire croisée de la déportation massive d’une multitude, et d’un système « pérenne » d’accumulation inédit et mondialisé de richesses pour quelques -uns !

Édifiant mais absolument essentiel à une autre lecture du monde !



Yannick Hustache



LES ROUTES DE L'ESCLAVAGE
Daniel CATTIER - Juan GÉLAS - Fanny GLISSANT 

Complément : "Les esclaves oubliés de l'île Tromelin" (52'), réalisé par Emmanuel Roblin et Thierry Ragobert.

TH8200. Produit en 2018, France, Belgique,

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