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Critique

« Les Intranquilles », un film de Joachim Lafosse

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L’amour à l’épreuve de la maladie mentale.

Sous le couvert de la fiction, c’est une page de son enfance que Joachim Lafosse revisite pour son neuvième long-métrage. À travers la difficile cohabitation entre Damien, un peintre maniaco-dépressif, son épouse Leïla, restauratrice de meubles anciens et leur fils Amine âgé d’une dizaine d’années, le cinéaste belge pousse un peu plus loin son exploration du milieu familial, motif récurrent dans une œuvre braquée sur le vertige et les états limites propres au quotidien des relations humaines.

« — Vous êtes trop gris, j’ai besoin de couleurs — »

Dès le début, quelque chose inquiète dans le comportement de Damien. Une balade en bateau, un lac baigné de soleil, et soudain, sans prendre la peine de s’expliquer, Damien décide de continuer seul à la nage, laissant à son jeune enfant les commandes de l’appareil.

À cette époque, Damien travaille sans relâche aux préparatifs de sa prochaine exposition. Dans l’espace lumineux de l’atelier, ce sont de grands paysages vibrants et expansifs. En dépit du désordre ambiant Leïla et Amine tâchent de mener à bien leurs propres activités. Chose impossible car tout tourne autour de Damien, ses sautes d’humeur, ses brusques illuminations, les risques qu’il prend et fait courir aux autres. En réalité, mère, fils, amis, associés : tout le monde sait très bien à quoi s’en tenir. Ce trop plein d'exubérance, il n'y a qu'un séjour à l'hôpital pour le régler, comme à chaque fois, de façon provisoire.

Les quarante premières minutes du film offrent un aperçu de ce que le jargon médical nomme une montée maniaque. Un individu est animé d’une énergie folle : on le comprend, on pourrait être à sa place. Après tout, pourquoi dormir quand on n’a pas sommeil ? Pourquoi ne pas peindre tant que le feu brûle ? Pourquoi ne pas aller au bout de ce dont on est capable ?

L’image s’inverse. Dans les yeux de ceux qui l’aiment, c'est un homme qui perd pied. Loin d’incarner la liberté d’esprit dont témoigne son œuvre, Damien se trouve emporté avec violence sur un parcours dont les étapes sont documentées : montée, crise, hôpital, descente. Les médicaments aux effets secondaires dissuasifs permettent un retour à une vie dite normale, tandis que l’arrêt progressif du traitement prépare la prochaine crise.... Ainsi procède un trouble qui se distingue par son caractère mimétique. À pas de loup, la maladie s’insinue dans la banalité du quotidien telle un surcroit bienvenu d’énergie, se confondant à s'y méprendre avec la fièvre créatrice.

Dès lors que le diagnostic est posé, le risque existe que l’on ne parle plus de rien d’autre, que tout comportement, toute dérive, tout problème rencontré soit porté au compte de la maladie. — Joachim Lafosse

Dans les représentations, la maladie mentale est un espace aussi chargé d’intensités positives et négatives que bordé d’écueils. Tout en évitant ces derniers, Joachim Lafosse développe quelques hypothèses pertinentes sur le sujet. Le cinéaste rend ainsi hommage à son propre père, photographe d’art diagnostiqué bipolaire il y a trente ans et aujourd’hui en rémission. Fort de cet attachement filial, son parti pris est de montrer comment l’acte de créer peut héberger un dérèglement sans en être aucunement redevable.

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Le travail de l’artiste occupe une place centrale dans le film. L’acteur Damien Bonnard, ancien étudiant aux Beaux-Arts, reprend la main à l'écran au peintre gantois Piet Raemdonck en charge de la matière picturale du film. Sous l’intitulé : « Atelier Intranquille », la Galerie Cinéma à Paris exposera, à partir du 08/10/21 les toiles communes de l’acteur et du peintre. L’arrangement permet à Joachim Lafosse de filmer l’artiste au travail. Ces séquences sont l’enjeu d’une mise en scène formidablement empathique, quasiment immersive. Non seulement elles préservent l’intégrité du personnage jusque dans les ravages de la maladie, mais elles rendent sensible les distorsions du réel dont son esprit devient le siège, notamment par un procédé d’amplification sonore qui accentue le bruit du pinceau contre la toile.

Je suis le fils d’un salopard qui m’aimait. Mon père était un marchand de meubles qui récupéra les biens des juifs déportés. Mot par mot, il m’a fallu démonter cette grande duperie que fut mon éducation. A vingt-huit ans, j’ai connu une première crise de délire, puis d’autres. Je fais des séjours réguliers en hôpital psychiatrique. Pas sûr que tout cela ait un rapport, mais l’enfance et la folie sont à mes trousses. Longtemps je n’ai été qu’une somme de questions. Aujourd’hui, j’ai soixante-trois ans, je ne suis pas un sage, je ne suis pas guéri, je suis peintre. Et je crois pouvoir transmettre ce que j’ai compris. — Gérard Garouste, L’Intranquille

Plus proche de nous que l’écrivain portugais Bernardo Soares alias Fernando Pessoa, c’est à Gérard Garouste, un autre peintre, que Joachim Lafosse emprunte le concept de l’intranquillité. L’emploi du pluriel insiste cependant sur la force de contamination d’un déséquilibre qui affecte l’entourage. Là aussi, c’est un point de vue intéressant que défend le film. Plutôt que de concentrer son attention sur le malade, voire d’en dresser un portrait à charge, Joachim Lafosse reporte son regard sur la famille. Au-delà du fait marginal de la bipolarité, on en revient à la question universelle de l’espace domestique. À quel point une pathologie de cet ordre représente-t-elle un cas particulier au regard d’une structure aussi banale que diversifiée ? En laissant sous silence la maladie de Damien pendant un bon tiers du film, en filmant son évolution graduelle qui, à aucun moment, ne prend l’apparence d’un basculement, Joachim Lafosse montre qu’il y a un continuum et pas rupture. Rien ne distingue essentiellement Amine, Leïla et Damien de n’importe quelle famille, sinon peut-être le degré de gravité des dysfonctionnements que leur petit noyau doit supporter.

Le soin, quand il devient sacrifice, ne vaut plus rien. — Joachim Lafosse

Dès lors, la maladie ne serait-elle pas plutôt une manière d’aborder la question du vivre ensemble et de l’amour en le poussant aux limites ? Comment concilier vie commune et aspiration à la liberté ? Dans un premier temps, le rythme de Damien peut passer pour adéquat avec son métier de peintre. Accaparée par son propre travail et assumant une charge mentale redoublée, Leila est sur une trajectoire parallèle. Les deux dynamiques, pour légitimes qu’elles soient l’une et l’autre, sont bien évidemment incompatibles. C'est le constat que, dans ce couple comme dans n’importe quel couple, il y a des frottements, des heurts, des inégalités – une économie, pour reprendre le terme d’un film précédent de l’auteur. La figure emblématique de l’infirmière par opposition à celle de l’aventurier est un schéma bien connu dans la répartition des rôles au sein des sociétés patriarcales, le care étant traditionnellement dévolu aux personnes de sexe féminin. Dans l’histoire de l’art, quand une femme n’est pas la muse d’un artiste, il y a toutes les chances qu’elle soit à son chevet. Ce différentiel genré s’affiche également dans les codes de la parentalité. Les prises de risque et l’hyperresponsabilisation que Damien fait peser sur son fils trouvent leur répondant dans la vigilance accrue de la mère. Le développement harmonieux d’un enfant repose précisément sur ce type de contrastes sans du reste qu’il ne doive nécessairement dépendre d'incarnations aussi stables et tranchées.

Il ne faut pas forcer davantage l’analyse pour reprérer dans ce film une illustration des effets désastreux du libéralisme sur la santé des personnes actives. Dans le personnage du galeriste, la dérive de Damien prend le visage grimaçant d’une des multiples pathologies que le productivisme cultive soigneusement pour en tirer profit. Être son propre entrepreneur, travailler jour et nuit, se dépasser, augmenter le rendement, effacer les frontières entre la vie familiale et la vie professionnelle, c’est moins l’apanage du génie solitaire que l’idéal du capitalisme portant aux nues l'hyperperformance. Sans nier l'évidente cause organique des troubles bipolaires, il convient de souligner ici l’importance du contexte social et politique dans l’expression de ces troubles.

En abordant la question de biais, Joachim Lafosse n'omet aucune de ces dimensions de la maladie mentale, avec les réserves qui s'imposent quant à ce qui définit le pathologique par opposition à un soi-disant normal. Pour en revenir à l'arrière plan mémoriel du récit, le cinéaste parle du soulagement qui fut le sien de voir ses interprètes prendre le relai de son histoire, s'approprier les personnages pour les emmener vers un ailleurs plus universel, peut-être moins douloureux.


Texte : Catherine De Poortere

Crédits images : © Les Films du Losange


Sortie en Belgique le 06 octobre 2021.

Distribution : Cinéart

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Agenda des projections

En Belgique francophone, le film est programmé dans les salles suivantes

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Ath, L'Ecran

Bruxelles Vendôme, Le Palace, UGC De Brouckère, UGC Toison d'Or

Charleroi, Quai 10, Pathé

Hotton Plaza

Liège, Le Churchill

Louvain-La-Neuve Cinescope

Mons, Plaza Art, Imagix

Namur, Cinéma Cameo, Acinapolis

Nivelles Ciné4

Tournai Imagix

Waterloo, Wellington

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