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Critique

La mort au ventre : « Leave no traces » de Jan P. Matuszynski

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Jan P. Matuszynski, jeune cinéaste polonais, revient sur la période de dictature militaire du général Jaruzelski avec le récit de violences policières ayant provoqué la mort d'un étudiant. A défaut de l'enquête qui n'eut jamais lieu, le film met en scène le déni de réalité qui nourrit la mécanique de l'oppression.

Sommaire

L'ordre policier

Varsovie 1983, tout part d'un contrôle d'identité qui tourne mal. Alors qu'il s'apprête à fêter la fin des examens, Grzegorz Przemyk, 18 ans, refuse de présenter ses papiers. Rien ne l'oblige argumente-t-il, la loi martiale n’est plus en vigueur. À l’affut du moindre signe d’opposition, les policiers l'embarquent dans un fourgon et une fois arrivés au poste, le rouent de coups. Incapable d’intervenir, Jurek, son ami, assiste de loin à la scène Transféré à l’hôpital psychiatrique avant d’être ramené chez lui, Grzegorz décède deux jours plus tard des suites d’une péritonite aiguë. Frappez au ventre avait dit le chef de la police, ça ne laisse pas de traces.

Bavure ou meurtre prémédité, le décès du jeune homme peut difficilement ne pas laisser de traces. L’affaire intervient durant la période de troubles qui voit monter en puissance Solidarność, syndicat créé en 1980 par Lech Wałęsa . Quant à Grzegorz Przemyk, il est le fils de Barbara Sadowska, poétesse militante engagée dans un comité d'aide aux prisonniers politiques. Peu de temps auparavant, cette femme avait été elle aussi victime d’une agression. Après lui avoir cassé un doigt, la milice l'avait menacée de s'en prendre à son fils.

Basé sur une enquête du journaliste polonais Cezary Łazarewicz publiée en 2016 sous le titre Żeby nie było śladów, « Pour ne pas laisser de traces », le film s’emploie à décrire en détail le travail obsessionnel des services secrets convaincus de la nécessité d'étouffer l'affaire. À travers le personnage de Jurek (le nom du jeune homme, ami de Grzegorz et seul témoin du meurtre, a été changé pour le film), le spectateur découvre la perversité d’une entreprise de dissimulation qui fut sans limite : mises sur écoute, manœuvres de chantage et de harcèlement sur les proches et les officiels, extorsion de faux témoignages, fabrication de preuves et de boucs émissaires… Un acharnement qui s’avéra payant puisque les coupables ne furent jamais condamnés, même à l’issue de procès ultérieurs. Atteinte d'un cancer, Barbara Sadowska décéda en 1986 et ce fut le père du jeune homme qui, en vain, prit le relai des poursuites judiciaires.

Le récit d'une falsification

Né en 1984, Matuszynski n’a pas l’expérience directe du communisme contrairement à Andrzej Wajda (1926-2016) qui, témoin de l’époque et proche de Solidarność, réalisa deux de ses œuvres maitresses, L’homme de marbre et L’homme de fer, en référence directe aux actions du syndicat. Cependant, pas plus qu’il ne propose un récit de justice à l’américaine sur le modèle du trial movie ou cinéma d’investigation dans lequel s’est illustré Alan J. Pakula (Les Hommes du président, 1976), Matuszynski ne tient à mettre en avant une autre version de la vérité qui rendrait un hommage tardif au défunt et victimes du procès. Fruit d’un système coupable et défectueux, c'est la mécanique de l’oppression qui l'intéresse, un dispositif bourré de paradoxes qui voit la lâcheté et la maladresse triompher de l'intelligence.

C’est à tort que l’on reprocherait au film sa longueur (2h40). En regardant du côté de The Wire, la série culte de David Simon qui scrute dans sa réalité tangible le quotidien de la lutte contre la drogue à Baltimore, on se dit que dans son marasme, avec ses actions qui se répètent, son atrocité médiocre et proprement bureaucratique, le film polonais pourrait être encore plus circonstancié, méticuleux, prolixe et malaisant. Une intrigue resserrée en forme de thriller laisserait penser qu’une affaire telle que celle de Grzegorz Przemyk s’est déroulée selon une succession de coups de sang et de décisions spectaculaires. En réalité, ce que la forme longue est plus à même de démontrer, c’est qu’il s’agit d’un drame de la médiocrité où les décisions se prennent au pis-aller, dans la lassitude d’une chaîne décisionnelle à la dérive. Il y a de l’ennui, de la laideur, de la bêtise, mais de l’éclat, très peu.

En Pologne comme ailleurs ?

Si on devait comparer cette affaire à une affaire contemporaine ce serait de toute évidence le meurtre de George Floyd. Même si, pendant la phase de documentation, j'ai trouvé au moins sept autres cas similaires. Ce qui, d'une part, m'a conforté sur le fait que l'histoire que je racontais serait universelle et, d'autre part, m'a fait douloureusement prendre conscience que ce genre d'abus de pouvoir se produisait, et se produit toujours, partout. Récemment encore, en Pologne, un homme est décédé lors d'une intervention policière et des émeutes se sont ensuivies. — Jan P. Matuszynski

Le sujet des violences policières et l’impunité qui les recouvrent entretient sans nul doute une résonance forte avec l’actualité, sauf que la manière dont il est traité enferme le récit sur un moment de l’histoire polonaise, la période communiste, dramatisée jusqu’à la caricature. Mis à part les jeunes gens, Jurek, Grzegorz et sa mère, le physique des acteurs n’est pas étranger à cette impression, tous les agents des services secrets ainsi que les miliciens étant affublés de sinistres têtes de communistes comme on se le représentait du temps de la guerre froide. La musique y est aussi pour beaucoup. Le cinéaste reconnaît lui-même que ce fut bien son intention :

L'oppression est le fil rouge déployé tout au long de cette histoire. Il m'est paru naturel que la musique devait « accabler » encore plus les personnages, les enfermer dans un labyrinthe dont ils n'ont aucune chance de s'échapper. — Jan P. Matuszynski

Il y a en outre un problème avec le point du vue omniscient qui conduit la mise en scène. Celui-ci ne sert en effet pas à établir la vérité de chacun comme on dit, façon La Règle du jeu, l'idée que tout le monde a ses raisons, non, il s'agit davantage d'étaler l’abjection au point de montrer que personne ne lui échappe dans une société corrompue. Du coup, il n’y a plus rien à en penser, tout est là, déballé jusqu’au dégoût. Comme si l’histoire n’avait rien à nous apprendre. On comprend que le traumatisme des années de dictature soit encore frais dans les esprits polonais, mais on ne peut s’empêcher de se demander aussi la raison d’être d’un tel film à l’heure où d’autres questions de droits humains se posent en Pologne, questions qui ne rencontrent peut-être pas suffisamment d’écho au cinéma.


Texte : Catherine De Poortere

Crédits images : © Imagine Films


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Agenda des projections

Sortie en Belgique le 11 mai 2022.

Distribution : Imagine Films

En Belgique francophone, le film es programmé dans les salles suivantes :

Bruxelles : , Le Palace et UGC Toison d'Or

Wallonie : Liège Le Churchill, Namur Cinéma Cameo, Nivelles Ciné4

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