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Critique

INVISIBLE EAR

publié le

John Butcher, saxophoniste, est présent sur près de soixante

John Butcher, saxophoniste, est présent sur près de soixante CD à la Médiathèque. Comment traiter une telle abondance, une telle production ? N'est-elle pas de nature à décourager ?
Les musiciens qui, comme lui, tracent un parcours singulier sont en effet difficiles à suivre. Ils ne s'inscrivent plus dans la stratégie de la « nouveauté » événementielle. Ils donnent plus rapidement l'impression à l'auditeur, peu habitué aux dimensions de ce genre de travail, de se répéter, de reproduire la même expérience (d'un CD à l'autre, les changements ne sont pas forcément audibles, ceux-ci se marquent sur le plus long terme).
Les arguments à avancer pour justifier la nécessité de se confronter aux exigences de ce parcours musical, d'enregistrement en enregistrement, restent les mêmes et ça décourage aussi les défenseurs de ces musiciens de devoir répéter toujours les mêmes choses (à chaque nouveau CD de John Butcher, par exemple, les mots à utiliser pour donner envie de l'écouter risquent d'être les mêmes, ce qui peut se vérifier par l'étude des rares critiques musicales consacrées à ces créations). Ça complique le travail : car pour trouver l'intérêt et le plaisir que peuvent dispenser ces musiques, il vaut mieux changer ses modes de consommation. Rien de plus ardu. Il faut prendre ces productions pour ce qu'elles sont : des durées, des propositions sonores qui se mesurent sur le long terme. Les évolutions sont progressives, les modifications lentes, le musicien a le temps, il creuse ses idées, il épuise ses hypothèses sonores, il va au bout de ses culs-de-sac, ouvre d'autres galeries... C'est l'ensemble qui a du sens. C'est de l'ensemble que jaillira ou non le sentiment d'une innovation, d'une nouveauté. Et la nouveauté sera au rendez-vous parce que la réalisation, dès qu'elle prend forme après plusieurs années de production, de créativité, va correspondre à la biographie, à la vie, à l'expérience personnelle du musicien, unique, profondément singulière comme toute existence humaine.

Dans Invisible Ear , John Butcher pratique la mise en abîme de son travail, de sa relation avec l'instrument de musique. Le saxophoniste joue surtout avec le « feed-back » de son instrument, avec la technique qui permet de capter, matérialiser ces feed-backs, de réinjecter dans la musique les productions sonores qui s'en échappent. Entre bavures fantomatiques et aléas de l'aura. Tentative de moduler la frange sonore du feed-back. Comment les impulsions sonores expressives projetées dans l'instrument se dispersent, se perdent, s'autonomisent et deviennent « autre chose », lui reviennent (comme attirées par un aimant), et comment en jouer, les moduler, se les réapproprier... Exercice de style. Tentative de saisir l'immatériel, le spectral, l'inaudible du saxophone. Les sons à la marge, les crêtes, les grains trop fins, les stries trop floues, les traits surexposés.

C'est aussi très spirituel car John Butcher donne l'impression de vouloir dresser le portrait de son saxophone intérieur (comme on dit « l'oreille interne »). Ce sont comme des croquis sonores intérieurs, qu'il rumine, et qu'il projette seulement d'extérioriser un jour ou l'autre, à travers le sax. Impressions intimes, ébauchées. Esquisses. Des squelettes de futurs morceaux, des structures idéales. Des idées sous forme de trajectoires de souffles. Ou ce qui reste de certains solos, certaines improvisations après une longue décomposition dans la mémoire : des squelettes, des vertèbres 'saxophoniques' qui dansent, des valves basculantes, des clapets palpitants. Des sifflets ornithologiques. Des jappements minéraux. Des restes brillants, des miettes irradiantes parmi lesquels le musicien ressaisit un fil.

Il y a d'autres plages où la technique de l'enregistrement juxtapose plusieurs saxophones, reflet d'une polyphonie intérieure à l'état brut, gisement à exploiter. Une gangue sonore éblouissante pleine d'échos. Un mirage assourdissant. Comme une plénitude bourdonnante, douloureuse, toujours en vue au moment de débuter une phrase. À briser, à disperser pour la rendre malléable en accidents... www.fringesrecordings.com
(Pierre Hemptinne, Charleroi)

 

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