Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Critique

Jean Rouch : construire des ponts cinématographiques

coffret DVD "Il était une fois Jean Rouch" - éditions Montparnasse - bannière
Après avoir édité plus de quarante films du cinéaste-ethnologue, les Éditions Montparnasse sortent cette fois un coffret de sept films non pas de Jean Rouch mais sur – et avec – Jean Rouch. Une porte d’entrée possible pour la découverte de son cinéma.

Sommaire

L’Afrique, le Niger, toujours le « chemin de la brousse »

Même si les documentaires Contes persans. Jean Rouch en Iran (Mina Rad, 2015-2018) et L’Énigme de Jean Rouch à Turin. Chronique d’un film « raté » de Marco Di Castri, Daniele Pianciola et Paolo Favaro (2017), inclus dans ce coffret, lèvent le voile sur d’autres géographies, d’autres points de passages ponctuels du cinéma rouchien, son territoire de prédilection reste bien sûr l’Afrique – et le Niger en particulier.

Si j’étais africain, je dirais : il n’existe pas dans la nature de monde orthogonal, il n’y a pas de croisée des chemins. C’est une vision judéo-chrétienne. Il y a des fourches, avec trois directions : le chemin du village, le chemin des champs cultivés et le chemin de la brousse. La sécurité, le travail, l’aventure. Moi, je prends toujours le chemin de la brousse. — Jean Rouch dans "Jean Rouch. Ingénieur, aventurier, ethnologue, cinéaste" - Hanns Zischler, 1977

Au début de la Seconde Guerre mondiale, après avoir fait sauter des ponts en France, le jeune ingénieur Jean Rouch est assez vite envoyé en Afrique pour en construire. C’est arbitrairement (l’ordre alphabétique d’une liste de noms) qu’il se voit attribuer son poste précis et se retrouve au Niger, un pays qu’il ne cessera de visiter, de filmer pendant plus de 60 ans, où il se verra confier la direction de l’Institut de recherche en sciences sociales (l’ex-Institut français d’Afrique noire) lors de l’indépendance en 1960. Un pays où il mourra en 2004 et où il est aujourd’hui enterré.

Mais, surtout, un pays dont il tomba vite amoureux grâce à la rencontre avec des hommes ayant une autre notion du temps que lui, qui lui ont « appris la patience (…) parce qu’ils n’ont pas peur de la mort ». Un pays où il noua des amitiés et complicités au long cours notamment avec l‘infirmier et médecin itinérant Damouré Zika et le transporteur de vivres Lam Ibrahim Dia avec qui il formera, pendant plusieurs décennies, un trio de cinéma parfois baptisé « Dalarou » (d’après le début de leurs trois noms). Régulièrement rejoints par un quatrième complice, le berger Tallou Mouzourane, ils participeront comme acteurs ou techniciens à des films comme Bataille sur le grand fleuve (1951), Les Maîtres fous (1955), Jaguar (1967), Petit à petit (1971), Cocorico Monsieur Poulet (1974) ou encore Madame l'Eau (1992) en en étant souvent les co-auteurs, les nourrissant de leurs idées, y improvisant les dialogues ou les commentaires en voix off.

Tallou, Mouzourane et Jean Rouch - (c) photo de Philo Bregstein

Tallou, Mouzourane et Jean Rouch - (c) photo de Philo Bregstein

Décoloniser le cinéma : vers une anthropologie partagée

Quand dans L’Inventaire de Jean Rouch de Julien Donada et Guillaume Casset (2011) [film édité à part du coffret DVD évoqué], parmi une série d’objets qu’on lui présente pour titiller ses souvenirs, enregistrer sa parole et mettre en action son incroyable talent de conteur, les réalisateurs lui tendent un casque colonial, un exemplaire de Tintin au Congo ou une boite de Banania, Rouch ne réagit pas dans une posture décoloniale de 2020. Il ne réagit pas non plus dans une position d’ancien colonial. Dans la bande dessinée d’Hergé, il souligne le chant de piroguiers en langue wagénia, « la fiction fabriquée avec des bouts de réel » ; sur la boite de boisson chocolatée il identifie clairement le tirailleur sénégalais et, derrière l’image souriante du dessin, il voit très bien l’horreur de la participation de ces soldats africains aux deux conflits mondiaux en Europe. Jean Rouch réagit en ami et amoureux de l’Afrique, en « Africain blanc », venu à elle dans le contexte colonial mais ayant très vite (dès les années 1940 et 1950) cherché à y mettre en place des modes d’interactions les plus égalitaires possibles.

Ne vous bougnoulisez pas ! — l’Ingénieur en chef des Ponts et chaussées à Rouch à Dakar en 1942

Le jeune ingénieur – et futur ethnologue et cinéaste – ne suivit bien évidemment pas cette injonction stupide et fit même tout le contraire. Très influencé par le documentariste américain Robert Flaherty, Rouch entendait faire participer les personnes filmées aux films qu’il tournait : en les laissant amener des idées, infléchir le cours du film en train de se construire, participer à la technique. Pour lui, comme le montre très bien Philo Bregstein dans Jean Rouch et sa caméra au cœur de l’Afrique (1978), il s’agissait de démystifier la technique, de montrer que « la technique ça peut se maîtriser », de donner des outils à des personnes pour qu’elles puissent s’en servir.

Dans Petit-à-petit (1971), Damouré Zika et Lam Ibrahima Dia renversent carrément le regard anthropologique : partis à Paris « pour apprendre à construire des maisons à étages », ils y mènent une enquête au cours de laquelle ils interrogent des Parisiennes et Parisiens dans la rue, allant jusqu’à prendre leurs mensurations ou leur demander d’ouvrir la bouche pour observer leur dentition – vengeant ainsi, un pied dans la comédie, un pied dans le réel, les pires dérives de l’anthropométrie coloniale du début du vingtième siècle. Peu de temps plus tard, dans Paris, c’est joli (1975), Inoussa Ousseini, jeune cinéaste nigérien, ami de Rouch montant ses films au sein de la section cinéma de l’Institut de recherche en sciences sociales, filme le point de rencontre de deux systèmes d’exploitation : les conditions de vie d’un immigré africain sans papiers et celles de prostituées françaises. « Pourquoi nous ne ferions pas des films sur les Européens ? Des films sur certains aspects de leur civilisation qui nous paraissent comporter des éléments de barbarie comme pour eux certains de nos sacrifices représentent des éléments sauvages ? Ce droit je l’appelle ‘l’anthropologie partagée’. Si eux nous étudient, il faut aussi qu’on les étudie. » précise Ousseini à Bregstein.

Outils, méthodes : abandonner, inventer, improviser

Très influencé par le surréalisme, Jean Rouch n’aura cessé d’appliquer à ses modi operandi une éthique du détournement.

Je posais des questions au 16mm qu’on ne lui avait jamais demandé. Je faisais continuellement du détournement : du détournement de caméras, du détournement de savoirs, du détournement de diplômes, du détournement de titres, du détournement de travaux. — Jean Rouch à Hanns Zischler

En Afrique, lors de ses premiers tournages, Jean Rouch commence par se débarrasser de l’imposant trépied de sa caméra pour découvrir les possibilités de tournages plus fluides, moins figés, la caméra à l’épaule. Pour Chronique d’un été (coréalisé avec Edgar Morin en 1961 et dans lequel ils posent la double question « Es-tu heureux ? Comment tu te débrouilles avec la vie ? » à une série de jeunes Parisiens), il utilise un micro-cravate, un enregistreur sonore portable et teste en premier une caméra l6mm légère et silencieuse qu’il aura appelé de ses vœux et aidé à concevoir avec la fameuse firme Éclair – « On a fait en même temps un film et une caméra » raconte t’il à Bregstein.

Mais il n’y a pas que dans son équipement que Rouch innove et s’affranchit des règles : il en va de même dans sa manière d’envisager la fabrication même de ses films, leur écriture, leur tournage, le statut du son et de la parole, etc. Rouch, qui tournait a priori toujours en une seule prise, sans repentir ou reprise, laisse une large part d’improvisation aux acteurs de ses films, le plus souvent au moment du tournage mais parfois aussi lors de la sonorisation ultérieure d’images laissées muettes, comme dans le cas de Jaguar (tourné en 1954, finalisé en 1967). Rouch se libère aussi des éventuelles ornières d’un scénario trop rigide. Pour lui « le film nait dans la caméra, c’est l’œil qui regarde dans la caméra qui fait le film » (comme il l’explique à Di Castri, Piancola et Favaro). Le film évolue de bifurcation en bifurcation, d’idée en envie, imaginées par exemple lors des repas de tournage. Son « Vous écrivez un scénario ; moi je filme et j’apporte des distorsions » qu’il propose (ou impose) aux trois jeunes coréalisateurs turinois d’Enigma (1987) ne va pas de soi, n’est pas sans les laisser perplexes, ne voyant par exemple pas se profiler une fin au film qu’ils sont en train d’inventer de jour en jour. Une part de doute, d’incertitude, de « ratés » est sans doute intrinsèquement liée à ce genre d’utopie cinématographique mise en pratique.

Philippe Delvosalle
article paru à l'origine dans Lectures.Cultures n°21, janvier 2021



> Jean Rouch dans les collections de PointCulture

Classé dans