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Critique

Je suis Femen - documentaire d'Alain Margot

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Russie, Politique, sexisme, militantisme, Ukraine, feminisme, Oksana Chatchko, Femen, Oksana

publié le par Benoit Deuxant

"Je suis Femen" est un document rare dans les coulisses du mouvement Femen, et plus précisement dans l’intimité de l’une de ses fondatrices, Oksana Chatchko. Pourtant, malgré sa richesse et sa durée, le film ne présente qu’un moment dans la vie du mouvement. Il y a un avant et un après le film. L’avant est évoqué, raconté, quasiment reconstitué. Quant à l’après, nous le connaissons, nous, aujourd’hui, mais, sur l’écran, les protagonistes l’ignorent encore.

La force du film est de réunir les documents permettant de retracer cette histoire de l’intérieur, à la source, à bonne distance des distorsions, des dévoiements, des fantasmes. Oksana Chatchko fonde le mouvement Femen en 2008, en Ukraine, avec Anna Hutsol et Aleksandra Shevchenko. Dès ses premières interventions, le mouvement se positionne comme à la fois féministe, politique et artistique, choix déterminants pour la suite de son évolution. Leurs premières actions concernent des problèmes locaux : la corruption des hôpitaux, le harcèlement et les inégalités sexistes dans les universités, avant de s’étendre à des problématiques nationales.

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Originaires de la ville de Khmelnytskyï, les trois fondatrices déménagent rapidement à Kiev, parce que c’est là que se trouvent les médias. Leurs actions peuvent y rencontrer la plus grande couverture et le plus grand retentissement. Elles lancent le mouvement et le baptisent Femen, ce qui signifie non pas femme comme on le pense souvent, mais cuisse, un mot ukrainien choisi avant tout « parce qu’il sonne bien ». Ce déménagement correspond à un choix de thèmes plus globaux, de sujets plus « nationaux » comme la thématique du tourisme sexuel, très répandu en Ukraine, qu’elles dénonceront avec l’opération « L'Ukraine n'est pas un bordel ». Ce thème, qui reviendra souvent dans leur travail, concernera l’exploitation de prostituées ukrainiennes tant à l’étranger que dans le pays lui-même, notamment en marge de grands événements touristiques comme le championnat d'Europe de football 2012.

C’est en 2009 qu’apparait pour la première fois la stratégie qui deviendra la signature visuelle du mouvement. Lors d'une manifestation à Kiev, pour forcer les médias à relayer leurs actions, Oksana Chatchko prend l'initiative de montrer sa poitrine, inspirant au groupe, et à d’autres militantes à travers le monde, son image et ses méthodes d’action. C’est à elle qu’on doit souvent l’esthétique de chaque action, une esthétique soigneusement étudiée qui ne se limite pas aux seins nus, mais comprend costumes, masques, pancartes et slogans, couronnes de fleurs dans les cheveux et dessins à même le corps.

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Le réalisateur suisse Alain Margot, tout en donnant régulièrement la parole aux autres Femen, s’est concentré sur le personnage complexe d’Oksana Chatchko. C'est le deuxième film qu'il consacre au mouvement, après Temps présents, terminé en 2011, qui l'avait amené à rencontrer la jeune femme, dont il a décidé de faire l'héroïne de son long-métrage suivant. Tourné entre mars 2011 et septembre 2013, le film suit les événements de manière chronologique, actions après actions, et donne la parole à la militante, qui explicite son engagement et raconte son parcours personnel. Dans son enfance, elle est fascinée par la religion orthodoxe. Elle étudie la peinture d’icônes et se destine au couvent. Le refus de sa mère, pourtant croyante, va l’amener à questionner sa foi. À l’âge de 14 ans, elle rejette la religion et se tourne au contraire vers l’activisme communiste et rejoint le Komsomol (les jeunesses communistes), un mouvement très peu apprécié en Ukraine. C’est en 2000 qu’elle trouvera sa voie dans un militantisme mêlant politique et féminisme.

Le parcours politique des Femen suivra l’histoire de l’Ukraine à cette époque, après la révolution orange, dans son opposition à la ligne pro-russe de Viktor Ianoukovytch comme à la nouvelle élite bourgeoise représentée par Viktor Iouchtchenko et même à Ioulia Tymochenko, dont elles refusent de voir l’ascension politique comme la victoire admirable d’une femme dans le monde sexiste de l’appareil d’État ukrainien, mais bien au contraire comme la montée en puissance d’une riche oligarque, peu intéressée par la cause féminine. Leur rayon d’action débordera très vite du cadre ukrainien pour s’intéresser à d’autres pays de l’ancien bloc soviétique, la fédération de Russie bien sûr, dont l’influence est restée bien présente dans le pays (avant même la crise de Crimée) mais aussi en Pologne et en Biélorussie, et plus tard à travers le monde soit en personne, soit à travers des sections locales semi-indépendantes.

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Le documentaire oscille entre les deux facettes de la personnalité d’Oksana Chatchko. On la voit solitaire, mélancolique, concentrée sur son travail de peinture d’icônes. On la voit l’instant d’après expliquer avec passion les bases de son action, la volonté de créer un mouvement anti-autoritaire (en interne comme dans ses luttes) et collectif, décrire le concept de sextrémisme, qui deviendra l’idéologie Femen. Elle justifie le choix des opérations, des cibles, et surtout la forme de ce qu’elle présente comme des performances artistiques, pour lesquelles l’élément graphique, esthétique, est excessivement important. La nudité et le combat sont des images classiques de la sculpture et de la peinture depuis l’antiquité jusqu’au romantisme (une photo célèbre d’Oksana la montre posant au Louvre devant le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple).

Sans retracer les nombreuses actions du mouvement, qui sont décrites et montrées dans le film, depuis leur préparation jusqu’à leur mise en œuvre, il est important d’en pointer deux, qui annoncent la suite de l’histoire. Ces deux événements témoignent de la résolution des militantes et montrent la violence à laquelle elles ont souvent dû faire face. Si leurs actions ont souvent entrainé une réaction musclée de la police, et quelquefois de la foule autour d’elles, elles ont généralement été protégées par leur mode opératoire. En agissant sous les caméras de la presse et du public, dans une posture défiante mais vulnérable, elles ont souvent échappé à des brutalités que d’autres circonstances auraient encouragées. De même, leurs séjours en prison ont été suffisamment médiatisés que pour ne pas pouvoir s’éterniser en secret. Ce ne fut pas le cas en Biélorussie où, venues manifester contre la réélection controversée du dictateur Loukachenko, elles ont été appréhendées, non pas après l’action, par la police, mais plusieurs heures plus tard, par plusieurs inconnus, qui les ont emmenées en bus dans une forêt éloignée où elles ont subi pendant des heures, avant d’être abandonnées là, des sévices qu’elles raconteront trois jours plus tard lors d’une conférence de presse à Kiev.

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L’autre événement sera lui aussi une date dans l’intensification de la répression qu’elles encoururent et du sentiment de danger permanent qui poussera plusieurs militantes à l’exil. En 2012, après de nombreuses opérations dirigées contre la politique de Vladimir Poutine, et contre le patriarche orthodoxe Kirill qui le soutient, les Femen décident d’une action de protestation contre la détention des Pussy Riot, arrêtées à Moscou pour avoir chanté une prière punk dans une église. Elles scient à la tronçonneuse une croix de bois monumentale à Kiev. Se sachant sous surveillance des services secrets ukrainiens autant que russes, Inna Shevchenko, une militante des premiers jours, appartenant au noyau central du mouvement, qui a « incarné » cette action, s’enfuit immédiatement sans attendre l’intervention des forces de l’ordre, et disparait en France.

Ce sera le début de l’exil pour le mouvement, qui sera démantelé violemment par les services secrets, commençant par l’intimidation des militantes et de leur famille puis par le passage à tabac de plusieurs d’entre elles/eux, pour finir par un raid de la police qui aurait « découvert » une cache d’armes dans leurs locaux. En 2012, Oksana Chatchko rejoint à Paris Inna Shevchenko qui y a ouvert le centre Femen France. La plupart des Femen ukrainiennes d’origine se sont dispersées à travers l’Europe, en Allemagne, en Suisse, etc., mais un grand nombre d’entre elles se sont retrouvées, ne serait-ce que temporairement, à Paris, qui est devenu de facto le plus important centre du mouvement, et qui coordonne de très nombreuses actions en France, mais aussi en Belgique, en Espagne, en Italie, en Tunisie, etc. Tenue d’une main de fer par Shevchenko, ce qui devait simplement être la branche française du mouvement sera dès lors au cœur d’une lutte de pouvoir qui la verra écarter les autres membres historiques. Cela se passera parfois brutalement comme dans le cas d’Oksana Chatchko, expulsée avec fracas de son logement par un commando de Femen françaises.

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Tout cela se déroulera après le film qui ne connaît pas encore son prochain détournement. Le mouvement est aujourd’hui critiqué tant par ses ennemis (les anciens et les nouveaux, comme les catholiques français, le Front National, la manif pour tous, etc.) que par ses anciens amis qui l’accusent d’être devenu une caricature, un groupuscule sans but sinon servir l’hostilité impulsive de Shevchenko. Interviewée après sa mise à l’écart du mouvement, Oksana déclarait : « Bien sûr que nous sommes toujours Femen. C’est seulement que nous, nous sommes Femen International et pas Femen France. » Aleksandra Shevchenko et elle ont des mots très durs à propos des militantes françaises. « Il faut le dire, elles sont stupides, leurs actions sont mal préparées et ne touchent pas leur but ». Elles dénoncent avant tout la dérive martiale et autoritaire de Femen France : « Inna voulait des petits soldats qui lui obéissent aveuglément, et elle a eu ce qu’elle voulait ».

Imaginé par des jeunes féministes ukrainiennes, le mouvement n’a pas survécu à sa transplantation en Europe de l'Ouest. La fin de l’histoire, pour Oksana Chatchko, est plus tragique encore, elle se suicidera en juillet 2018, dans son appartement de Montrouge, près de Paris. Elle avait 31 ans.

(Benoit Deuxant)

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