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Critique

QUARTETT

publié le

Depuis sa scandaleuse parution au XVIIIe siècle, des Liaisons Dangereuses se détachent encore de nombreux fils, dont se saisissent cinéastes et dramaturges pour, d’un tissu épais, compliqué de lectures plurielles, envelopper leur imaginaire et s’y […]

 

 

 

 

Depuis sa scandaleuse parution au XVIIIe siècle, des Liaisons Dangereuses se détachent encore de nombreux fils, dont se saisissent cinéastes et dramaturges pour, d’un tissu épais, compliqué de lectures plurielles, envelopper leur imaginaire et s’y incarner à mesure que passe le temps et que les mœurs évoluent.

La perversion de l’âme, chacun le sait, ne transparaît que lorsque le corps, dont le vieillissement redessine la physionomie comme s’il transcrivait sur la peau son compte rendu moral, par son aspect la dénonce enfin. Ailleurs, son éclat maussade, trouble, la rend préférable à tant d’autres misères que le temps n’arrange ni ne compense. Le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil l’ont compris qui, loin de regretter leur vie de débauche, se complaisent dans sa répétition, à présent que la vieillesse ferme une à une les portes de la jouissance physique. Les voilà sur scène, flétris mais encore beaux, et fiers. Par la voix, ils distillent une venimeuse séduction- la parole est un redoutable moyen de pouvoir. Leur intelligence, toute consacrée qu’elle soit à cette unique activité qui semble remplir toute une vie, l’intrigue mondaine, les préserve d’éprouver trop douloureusement la réalité de leur situation, abjecte de solitude.

Telle est la posture, triomphale et sinistre, dans laquelle Heiner Müller place ce légendaire couple de libertins. Ni politique ni historique, le temps de Quartett est indéfinissable. Dans son manuscrit, l’écrivain indique que l’action se déroule dans un salon d’avant la Révolution ou dans un bunker après la troisième guerre mondiale, choix qui dénote moins une intention de liberté que celle, plus perfide, d’une annulation réciproque. La mention de ces deux événements est-elle une référence inclusive ou exclusive? L’un est avéré, l’autre n’a jamais / pas encore eu lieu. Je dirais - mais certains critiques sont de l’avis contraire - que ce choix, a priori indifférent, entre histoire et science-fiction, complété ensuite par la représentation d’une société figée, devenue fictive, témoigne d’un désir d’exclure ostensiblement la pièce de l’histoire en général, de l’époque en particulier, c’est-à-dire aussi bien le XVIIIesiècle de Laclos que le sien, celui, justement des grandes guerres.

Quelques mots ici au sujet de l’auteur, Heiner Müller. Né en Allemagne en 1929, il aura souffert de l’oppression nazie avant de subir, moins gravement mais plus longtemps, celle des communistes. Sa biographie tend à se confondre, dans cette désolation qui la caractérise, avec celle du dramaturge de La Vie des Autres : un auteur de théâtre, publié et apprécié à l’Ouest, éveille la suspicion de la Stasi, fait l’objet d’une surveillance secrète qui précipite le suicide de son épouse… Cette similarité manifeste entre le film et la vie de l’écrivain donne certes une vision claire d’un contexte idéologique oppressif, mais elle incite à succomber à une représentation romanesque peut-être mensongère. Du reste, rappelons que le nœud dramatique du film porte davantage sur l’agent de la Stasi, sur la modification profonde qui s’opère en lui, par mimétisme, par empathie, au contact de la vie des autres. Or, il faut le dire, c’est volontairement que Heiner Müller est resté en RDA après la construction du mur. Sans idéalisme, il a suffisamment cru à l’utopie socialiste pour ne pas renoncer à son pays. Sa relative bienveillance envers le communisme ne l’a pas préservé de toutes les persécutions attendues d’un régime totalitaire: exclusion, critique, interdiction, surveillance, interrogatoires. Lorsqu’il quitte enfin l’Allemagne, après la chute du mur, pour voyager en Europe, il doit encore se défendre contre la calomnie. Blanchi mais blessé, il meurt en 1996, laissant derrière lui une œuvre théâtrale essentiellement inspirée de pièces antérieures puisées dans le répertoire classique ou shakespearien: Hamlet-machine, Macbeth, Prométhée, Philoctète, etc.

Cet attrait pour la transposition, sans remettre en cause l’incontestable qualité de l’œuvre, renseigne sur son caractère apolitique. Sans l’évacuer, la dimension opprimante du régime politique figure comme un poids mort, un angle éteint de la réalité dont son théâtre se détourne. Toute la lumière se projette sur l’homme, sa chair et son âme, matières indéterminées, troubles, changeantes qu’on ne finit jamais de sonder. C’est ce qu’indique a structure même de Quartett, distribuée entre deux personnages qui en incarnent ensuite plusieurs, comme si l’être pouvait se déborder lui-même. Bob Wilson, qui a mis en scène la pièce en 2006, indique très justement que «Dans l’écriture de Heiner Müller, on n’a pas forcément besoin de personnages définis. On pourrait monter Quartett avec cinquante personnes ou tout aussi bien le traiter comme un monologue.» Est-ce dire que l’individu n’existe pas ? Après tout, le théâtre est une affaire de rôles, et le dramaturge ne prétend pas l’ignorer, dédaignant l’illusion naturaliste. La marquise peut se substituer au vicomte, celui-ci peut se glisser dans la personnalité de ses « victimes », la vérité psychologique y gagne en force. Plus encore, en radicalisant la démarche, on se retrouve, comme dans le cas présent, face à une scène dépourvue de décors, sur laquelle deux acteurs – assis – lisent le texte. Pas d’autre jeu que celui de la voix, surtout s’il s’agit d’un enregistrement. Ce dépouillement scénique met en valeur des qualités théâtrales autres que celles qui attirent immédiatement le regard, distraient, détournent de ce qu’un spectacle peut avoir d’unique, ou de dérangeant. C’est un face-à-face forcé, sans faste, sans apprêt, et surtout, sans distance. L’enregistrement de la pièce induit un violent effet de proximité, une amplification de la voix. À ce jeu, consciente de son pouvoir, Jeanne Moreau est sublime. Le timbre rauque module, avec une égale animalité, le masculin et le féminin. La phrase tient lieu de sexe, de corps, de geste, de musique. À ses côtés, la justesse de l’interprétation de Sami Frey semble malheureusement pâle, dépourvue de cette charge supplémentaire, machiavélique et suave, qui rend celle de sa partenaire exceptionnelle.

Mélange de crudité et de sophistication formelle, le langage, comme la mise en scène, se construit par contrastes et sans demi-mesure. Ce sobre expressionnisme impose l’architecture adéquate pour une représentation extrême des rapports homme-femme. Sans doute, par ses distorsions, Heiner Müller ne cherche-t-il pas l’universalité du propos, pas plus qu’il n’incite à l’identification. Valmont et Merteuil sont un non-sens, un écueil, une voie sans issue. S’ils existent, et vivent, et incarnent une certaine vérité humaine, ils s’anéantissent dans un solipsisme jouissif, qui se conclut par un cri ambigu: Maintenant à nous deux, cancer, mon amour! Dans ce lieu clos, obscur, anguleux, ils font sens, à condition de n’être qu’eux-mêmes, seuls, partout à la fois, de nier l’autre en se substituant à lui. Infime, ridicule à l’échelle humaine, leur mascarade magnifique s’amenuise avec la distance: c’est un détail, une aberration, un cancer. Néanmoins, ramenée aux dimensions qu’elle prétend se donner, telle un insecte grandi mille fois, sa monstruosité fait naître un frisson agréable chez celui qui la contemple.

Catherine De Poortere

Quelques liens :

Lien 1 : Heiner Müller à la Médiathèque
Lien 2 : Faire défaut: un extrait de Quartett sur la Rue des Douradores
Lien3 : La Vie des Autres, de Florian Henckel von Donnersmarck
Lien 4 : lectures de Sami Frey

 

 

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