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Critique

Complexité des relations humaines – « Drive my Car », un film de Ryusuke Hamaguchi

Drive my Car

Japon, cinéma, cinéma japonais, cinéma en salles, Ryusuke Hamaguchi, Drive my Car

publié le par Anne-Sophie De Sutter

Un film sur l’amour, le deuil et la création artistique comme moteur de changement. Un film qui raconte une rencontre improbable, tout en lenteur et minimalisme, mais en étant en même temps très dense.

Ryusuke Hamaguchi est né en 1978 à Kanagawa au Japon ; sa carrière cinématographique a commencé à la fin des années 2000 avec un remake de Solaris. Depuis, en quelques films et documentaires (sur la catastrophe de Fukushima), il a exploré les méandres de la société japonaise contemporaine d’une manière très personnelle, très inventive et avec un don certain pour la narration. Drive my Car, son film le plus récent, est inspiré d’une nouvelle en particulier de Haruki Murakami mais il a également repris des bribes d’histoires du même recueil, Des hommes sans femmes.

Au cœur de son film, il y a une vieille Saab Turbo 900 rouge, un modèle vintage, avec un volant du côté gauche comme en Europe. C’est un trésor que conduit avec plaisir non dissimulé Yusuke Kafuku (Hitedoshi Nishijima), acteur et réalisateur de théâtre. Il vit à Tokyo, avec son épouse Oto (Reika Kirishima) qui est scénariste pour la télévision et qui invente ses histoires pendant ses ébats amoureux. Kafuku la surprend un jour en pleine infidélité avec le jeune acteur Koji Takatsuki (Masaki Okada), mais il se tait. Peu de temps après, Oto meurt soudainement d’une hémorragie cérébrale sans que les époux n’aient pu parler de ce qui est arrivé.

Deux ans plus tard, Kafuku est à Hiroshima pour mettre en scène Oncle Vania de Tchékhov. Le film suit le processus de création, du choix des acteurs – on retrouve Takatsuki auquel est attribué le rôle de Vania – aux premières lectures du texte, des répétitions à la représentation finale. Kafuku a une manière de travailler assez expérimentale : il choisit de représenter les pièces de théâtre qu’il sélectionne en plusieurs langues, avec des acteurs d’origines différentes déclamant chacun leur texte en japonais, coréen, mandarin, tagalog, langue des signes… Il passe également beaucoup de temps à la simple lecture en groupe des dialogues, ce qui met les protagonistes mal à l’aise parce qu’ils souhaiteraient plutôt entrer dans leur rôle et le jouer.

Le centre culturel d’Hiroshima où a lieu la production interdit à Kafuku de conduire sa propre voiture pour des raisons d’assurance et lui impose donc un chauffeur – son hôtel est à une heure de route, sur une île de la mer intérieure de Seto, loin du bruit de la ville. Il n’est pas très à l’aise avec l’idée mais Misaki (Toko Miura) se révèle une conductrice parfaite, adoptant sans le moindre accroc la vieille voiture un peu capricieuse. Au début, la jeune femme est silencieuse, murée dans une moue qui n’exprime aucune émotion, menant Kafuku dans les méandres des routes de bord de mer et d’autoroutes ultra-modernes. Seul l’enregistrement sur cassette des répliques d’Oncle Vania, avec un vide pour celles de Vania, rythme le trajet. Cette cassette, c’est Oto qui l’avait enregistrée avant son décès pour que Yusuke puisse répéter son texte en voiture.

Au fil des kilomètres, et des répétitions de la pièce, une relation se crée entre Yusuke et Misako. Ils se rendent compte que leurs histoires comportent des similitudes, qu’ils ont tous les deux beaucoup de mal à se guérir d’un deuil, à se pardonner d’un sentiment de faute. Mais dans ce film, plusieurs histoires s’imbriquent, et il y a aussi celle d’une jalousie. Pourquoi Kafuku a-t-il sélectionné son rival amoureux comme acteur dans sa pièce ? Pourquoi celui-ci s’est-il présenté aux auditions ? Il n’y aura jamais de grande révélation ni de de grand drame, les choses se passent, s’expliquent, se diluent dans le cours des choses.

Hamaguchi présente son histoire de plusieurs manières : les scènes dans l’appartement du couple au début du film et celle des répétitions dans une salle de conférences, la voiture filmée de haut, point rouge étincelant dans la grisaille du réseau urbain et puis les huis-clos, dans la Saab, limitant les mouvements de la caméra à de gros plans fixes de visage, donnant parfois une impression de confessionnal. A un moment précis du film, deux des protagonistes racontent chacun leur point de vue de l’histoire, tandis que le paysage qui défile est lui-même réduit au strict minimum par les parois anti-bruit qui bordent l’autoroute.

De Tokyo et d’Hiroshima, on ne verra pas beaucoup plus que ce réseau urbain de voies express et grands boulevards. Il y a un parking à l’aéroport de Narita, et le garage de l’appartement. Il y a le centre culturel d’Hiroshima, un grand hôtel moderne, et puis un bâtiment – l’usine d’incinération des déchets – construit dans l’axe du Parc de la Paix et le reliant à la mer. Plus loin dans l’histoire, divers tunnels éclairés de néons sont empruntés, l’un après l’autre, ajoutant une couleur artificielle aux images. Hamaguchi filme les villes dans tout leur minimalisme, juste quelques grands axes, s’entrecroisant parfois. Et c’est superbe.

Le film est lent, mais aucune minute ne se perd, chaque instant a son importance dans le déroulement du récit et les trois heures se passent sans un moment d’ennui. Il est rythmé par la voiture qui roule, par le processus de création de la pièce dont l’histoire se mêle à la vie des protagonistes, par les relations humaines complexes qui évoluent progressivement. Hamaguchi n’élude pas les moments de silence – le choix d’une actrice muette accentue ces instants qui mettent parfois le spectateur mal à l’aise – mais deux compositions musicales reviennent comme leitmotiv. Eiko Ishibashi a écrit ces deux thèmes et les a déclinés pour les différents moments du film. « Drive my car » a un côté assez joyeux et est dominé par le piano et des percussions, mais aussi des nappes de synthétiseur et de bruits d’ambiance selon les versions tandis que « We’ll live through the long, long days, and through the long nights » est plus sombre, plus contemplatif, plus dissonant, rappelant les fantômes du passé.

Ryusuke Hamaguchi est très certainement un réalisateur japonais à suivre. Avec Drive my Car, il propose un film qui parle de la complexité des relations humaines, avec une narration très précise et très développée et un sens des images assez minimaliste, mais très dense à la fois. Il n’est pas étonnant que ce film ait déjà reçu plusieurs prix (Prix du scénario à Cannes, meilleur film en langue étrangère aux Golden Globes) et qu’il ait été nommé aux Césars et aux Oscars.

Drive my car, Ryusuke Hamaguchi

Japon – 2021 – 2h59


Texte: Anne-Sophie De Sutter

Crédits photos: September Film


La nouvelle dont le film est inspiré : Haruki Murakami, Des hommes sans femmes, Editions Belfond, 2014.

La bande originale du film, composée par Eiko Ishibashi est disponible sur Bandcamp.

La filmographie de Ryusuke Hamaguchi à PointCulture : Passion, Senses et Asako I & II


Drive my Car affiche

Agenda des projections:

Sortie en Belgique le 2 mars 2022, distribution September Film

En Belgique francophone le film est projeté dans les salles suivantes :

Bruxelles : Galeries, Stockel, Palace, Kinepolis, UGC Toison d'Or, Vendôme

Wallonie : Nivelles Cine4, Rixensart CinéCentre, Louvain-la-Neuve Cinéscope, Braine-l'Alleud Kinepolis Imagibraine, Tournai Imagix, Mons Plaza ArtHouse, Charleroi Quai 10, Liège Le Churchill et Kinepolis, Stavelot Versailles, Namur Caméo

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