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Critique

La fin d’une ère – « Dreaming Walls », un film documentaire d’Amélie van Elmbt et Maya Duverdier

Dreaming Walls
Les réalisatrices Amélie van Elmbt et Maya Duverdier nous plongent dans le microcosme bigarré et artistique de l’hôtel Chelsea à New York. L’ambiance est celle de la fin d’une époque ; bientôt l’hôtel entièrement rénové rouvrira ses portes pour un public fortuné. Mais une cinquantaine de locataires de longue date y vivaient encore fin 2019.

Sommaire

C’est Merle* qui nous guide. Petite dame frêle mais pétillante appuyée sur son déambulateur, elle arpente les couloirs couverts de bâches en plastique, aux plafonds dégoulinants de câbles pas encore fixés ni cachés. Elle parle aux ouvriers, à ses voisins, à elle-même parfois. Elle occupe cet espace qui a vu passer tant d’artistes au cours du 20e siècle.

Histoire d’un bâtiment emblématique

Situé dans le quartier de Chelsea à New York, sur la 23e Rue, le bâtiment de douze étages en briques rouges a été construit entre 1883 et 1885 par l’architecte franco-américain Philip Gengembre Hubert, dans un style qui évoque le gothique victorien. Les superbes balcons en fer forgé attirent immédiatement le regard, et quand on pénètre à l’intérieur, c’est la cage d’escalier gigantesque qui marque les esprits. Hubert était un fervent adepte des idées de Charles Fourier, philosophe français qui avait réfléchi à diverses formes d’utopies socialistes. Marqué par la croissance des inégalités sociales à New York, l’architecte a voulu créer un immeuble sur le modèle des phalanstères, ces communautés où vivaient des personnes qui étaient unies par un projet et qui effectuaient des tâches guidées par l’intérêt commun. Il a choisi comme emplacement le quartier de Chelsea, qui à l’époque déjà, était au cœur du district des théâtres et à l’intersection de plusieurs lignes de train.

L’utopie ne dure pas longtemps. Dès 1905, le bâtiment est transformé en hôtel de luxe mais il continue à attirer des personnes très diverses, et tout particulièrement les artistes. Après une nouvelle faillite, le Chelsea Hotel est racheté par Joseph Gross, Julius Krauss et David Bard qui le gèrent ensemble jusqu’au début des années 1970 ; par la suite, c’est Stanley Bard, le fils de David qui reprend le flambeau et qui adopte une politique très libérale pour les artistes.

Au fil du temps, le bâtiment se détériore, perdant de sa superbe ; certaines chambres sont envahies par les cafards. Il y a moyen d’en réserver une pour quelques jours mais aussi de louer des appartements à long terme, à petit prix, ou même gratuitement en échange d’une peinture, d’une sculpture… S’y rassemble tout un caravansérail versicolore de danseurs et danseuses, musiciens, chanteurs et chanteuses, peintres, mais aussi prostituées et souteneurs, drogués et autres personnes à la dérive. La liste de célébrités est longue : Leonard Cohen y a eu une relation avec Janis Joplin et s’en est inspiré pour des chansons, Arthur C. Clarke y a écrit son roman 2001 : A Space Odyssey, Paul Morrissey et Andy Warhol y ont tourné le film expérimental Chelsea Girls, Nancy Spungen y aurait été tuée par Sid Vicious… Toutes ces histoires ont contribué à créer la légende de l’endroit et certaines sont évoquées en filigrane dans le documentaire.

En 2011, l’hôtel est vendu et fermé. Commencent alors des rénovations sans fin, entrecoupées de procès divers initiés par certains des résidents permanents. Au moment du tournage du film (fin 2019, début 2020), il restait cinquante-et-un locataires. L’hôtel aurait dû rouvrir fin 2021 ; il a finalement accueilli les premiers touristes en 2022.

Les derniers résidents

Amélie van Elmbt et Maya Duverdier sont parties à la rencontre de quelques-uns de ces derniers résistants, les filmant chez eux, dans leur appartement et dans les couloirs. Certains ont déjà été relocalisés dans un espace rénové, d’autres voient le nombre de pièces qui leur est attribué diminuer au fil des jours. Chez les uns, l’appartement présente un décor relativement bourgeois mais qui est en même temps une capsule temporelle, chez les autres, tout l’espace est occupé par des années de collectage d’objets divers.

Certains acceptent la fin de cette une époque, ils savent que leurs jours sur place sont comptés ; d’autres luttent, encore et toujours, comme ce couple qui exige que les horaires de travail soient respectés par les ouvriers. Ils n’ont pas tort : une ascenseur-élévateur a été installé devant leur fenêtre et ils voient défiler les ouvriers toute la journée. Il a une résistance, mais aussi une absence de vraie communauté qui se soutient – c’est en tout cas l’impression que donnent les images. Les résidents se connaissent mais vivent chacun de leur côté.

Merle

A part Merle. Elle était danseuse ; elle danse encore même si ses mouvements sont limités. Elle occupe l’espace, joue avec les bâches en plastique qui rendent les surfaces et les êtres diaphanes – cacheraient-elles des fantômes ? Elle tente de prendre son envol, recrée des chorégraphies anciennes avec l’aide d’artistes plus jeunes, dans le grand escalier, devant les fenêtres. Elle s’exerce, joue avec sa mobilité déclinante, montant et descendant quelques marches en se tenant aux balustrades. Elle danse aussi le cha cha cha avec un ouvrier latino – un moment touchant d’intimité entre la résistante âgée et le jeune envahisseur.

Bettina

Et puis il y a Bettina**. Difficile de se frayer un chemin à travers son appartement. Et pourtant, elle arrive encore à atteindre la fenêtre et son balcon. C’est la seule qui quitte un instant le huis-clos que forme l’hôtel, c’est la seule qu’on voit sortir dans la rue tout à la fin du documentaire, c’est la seule à qui les nouveaux propriétaires n’ont pas demandé de déménager. Son grand âge y était très certainement (et très cyniquement) pour quelque chose. Elle reçoit les réalisatrices affalée dans un fauteuil, lunettes de soleil à bord rouge sur son nez, entre des piles et des piles de papiers et d’œuvres diverses. Elle tente de bouger quelque peu malgré ses difficultés pour en monter une.

Le documentaire est tourné en formant 4/3, permettant d’intégrer des images d’archives sans que le spectateur ne s’en rende vraiment compte. L’histoire de l’hôtel est évoquée par la diffusion d’extraits de documentaires ou films anciens sur les murs dénudés ou couverts de bâches. Quelques chansons de l’époque rythment le propos, mais aussi une musique composée spécialement pour le film par Michael Andrews qui propose un score actuel entrecoupé de clins d’œil au passé.

Dreaming Walls est un film nostalgique et rêveur, tout en traitant du sujet très actuel de la gentrification, du renvoi de personnes moins nanties à la périphérie, de l’appauvrissement artistique du centre d’une ville qui devient trop chère pour la plupart, de la toute-puissance du capitalisme. Dans ce cas précis, le changement n’a rien de positif ; il est imposé par des forces guidées par l’argent. Il en résulte un kaléidoscope d’images tristes et joyeuses à la fois, mais c’est la beauté et l’espoir qui l’emportent au final, même si le spectateur sait bien qu’il a vu les derniers soubresauts d’une ère quasi révolue.


*la danseuse Merle Lister

**l’artiste Bettina Grossman est décédée en novembre 2021 après avoir passé ses derniers mois dans une maison de soins à Brooklyn.


Dreaming Walls, un film d’Amélie van Elmbt et Maya Duverdier

Belgique, France, Pays-Bas, Suède – 2022 – 1h20

Avec le soutien du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, du CBA et de la RTBF.


Texte : Anne-Sophie De Sutter

Crédits photos : Clin d’œil Films (en partie via le site du CBA)


Agenda des projections

Distribution Dalton Distribution

Le film sera projeté au BAFF (Brussels Art Film Festival) et dans diverses salles de Bruxelles et de Wallonie.

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