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Critique

Tragique dissonance : « Chers Camarades ! » d’Andreï Kontchalovski

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Classé secret d’état jusqu’en 1992, le massacre de Novotcherkassk s’est soldé trente ans plus tôt par de multiples arrestations et la mort de vingt-six manifestants. En revenant sur l’événement, le cinéaste russe de quatre-vingt-quatre ans rend compte de ce que fut le désarroi des dirigeants communistes à l’égard d’une cause dont ils furent les bénéficiaires autant que les fossoyeurs.

Sommaire

Je pense que les Soviétiques de l’après-guerre, ceux qui ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la victoire, méritent d’avoir un film qui rende hommage à leur pureté et à la dissonance tragique qui a suivi la prise de conscience de la différence entre les idéaux communistes et la réalité qui les entourait. — Andreï Kontchalovski

Une grève dans notre société socialiste ! Comment est-ce possible ?

Au sud de Moscou, Novotcherkassk désigne l’ancienne capitale des Cosaques du Don. Durant la Révolution, les habitants de cette ville de taille moyenne ont été des maillons importants dans la résistance contre l’armée rouge. Quarante ans plus tard, nous voici en juin 1962, le pouvoir soviétique décide d’une brusque augmentation du prix de la viande et du beurre. Au même moment, les ouvriers d’une l’usine locale reçoivent l’ordre d’une hausse de productivité équivalant à une baisse de salaire.

Dans un quotidien rythmé par les files d’attente et des restrictions en nombre croissant, c’est la goutte qui fait déborder le vase. Le décret entraîne un arrêt de travail immédiat. Bientôt rejoints par une partie de la population, les grévistes se mettent en marche vers le centre administratif de la cité. Un bâtiment officiel est pris d’assaut, les occupants, membres du Parti, sont obligés de prendre la fuite par des échelles ou par les égouts. Des tirs éclatent et des manifestants sont tués. La foule se disperse dans un immense chaos, les insurgés se cachent tandis que les autorités ordonnent le couvre-feu.

En quelques jours, l’affaire est réglée. On dissimule les corps par deux ou par trois dans un cimetière à l’écart de la ville, rapidement les interrogatoires mènent à des exécutions supplémentaires ou à la déportation. Les témoins sont sommés de garder le silence sous peine de se voir eux aussi condamnés.

Montrer l’ambivalence de la vie.

Aux commandes de cette admirable évocation, on retrouve un réalisateur rompu au métier. Né en 1937, Andreï Mikhalkov-Kontchalovski a construit une bonne part de sa carrière sous le régime soviétique. Fils de l'écrivain Sergueï Mikhalkov et frère du cinéaste Nikita Mikhalkov, Kontchalovski est encore étudiant au conservatoire de piano lorsque en 1960 une rencontre avec Andreï Tarkovski le réoriente vers l’écriture cinématographique. Ensemble, les deux amis cosignent les scénarios du Rouleau compresseur et le Violon, L'Enfance d'Ivan et Andreï Roublev.

Kontchalovski réalise son premier long-métrage en 1964. Le Premier Maître remporte une reconnaissance immédiate de la part de la critique internationale et soviétique. Moins unanime dans sa réception, Le Bonheur d'Assia (1967) est censuré, ce qui n’empêche nullement le cinéaste de continuer à travailler sur des projets historiques en adaptant pour le grand écran les monuments de la littérature russe. En 1979, Sibériade gagne le prix spécial du jury au Festival de Cannes. L’année suivante, Kontchalovski part aux États-Unis pour revenir une décennie plus tard, après la chute du mur, non sans avoir réalisé une demi-douzaine de films à Hollywood : Maria’s lovers, Runaway train, Tango et Cash

Les trente années qui suivent la parenthèse américaine ne démentent pas l’énergie d’un metteur en scène devenu, par la force des choses, idéologiquement insituable. À partir de 2016, les films de Kontchalovski bénéficient d’un soutien substantiel en la personne d’Alicher Ousmanov, richissime oligarque russe d’origine ousbèke ayant fait fortune dans l’industrie métallurgique, propriétaire de plusieurs journaux et chaînes de télévision. Un mécénat que le cinéaste n’hésite pas à comparer au soutien que Laurent de Médicis offrit à Michel-Ange, sorte d’alter-ego cinématographique du réalisateur d'après ce qui ressort de son avant-dernier film, un portrait du célèbre génie italien.

Loin de renier ses propres ambivalences, Kontchalovski en fait au contraire le sujet de ses films. Avant Michel-Ange, un monstre selon le biographe, Paradis (2017) s’intéresse à un trio de personnages sulfureux dont un officier SS nazi auquel le cinéaste rend voix et conscience. C’est sous cette même optique qu’il faut considérer la mise en fiction du massacre de Novotcherkassk. En focalisant le récit de ces deux journées sur une dirigeante locale, Lioudmila (Ioulia Vyssotskaïa, épouse du réalisateur), le cinéaste met en scène le regard d’une communiste sincère que l’implication de sa propre fille dans la révolte va peu à peu amener à douter de ses convictions patriotiques.

Un flux d’émotions

Un noir et blanc luxueux cadré dans un format 1:33 rappelant les films d’époque exprime la volonté du réalisateur d’aborder l’histoire avec un recul qui laisse la part belle au registre de l’affect. Kontchalovski tient de cette façon à marquer son empathie pour ses compatriotes pris entre le feu de l’idéologie et la réalité du régime. Le scénario parvient habilement à rendre compte de la torpeur qui caractérise les différents niveaux de la prise de décision (conseil municipal, comité gouvernemental, KGB et armée). Plus que le récit d’un soulèvement, le film dresse un tableau désenchanté d’un fonctionnement administratif vidé de tout souci citoyen, par ailleurs dévolu à la préservation des apparences. Un système qui réduit l’action individuelle à néant.

Pour un spectateur non-russe, ce retour sur la période communiste engage un intérêt aussi bien documentaire que politique. Très présent sur les écrans, le thème du devenir individuel et collectif en régime dictatorial est, aujourd’hui plus que jamais, mis en question dans de nombreux récits de grande qualité. Citons les séries The Handmaid’s tale et Colony pour la science-fiction, et Cuban network ou Chernobyl pour le versant historique. Il est intéressant de noter qu’à l’instar de Chers camarades !, ces fictions se distinguent d’une manière ou d’une autre par des choix esthétiques appuyés, comme s’il s’agissait à chaque fois, par le soin de l’image, d’insister sur le caractère universel et intemporel du propos tout en marquant des égards dans la représentation de populations imaginaires ou historiques.

Aussi, pour en revenir à l’actualité via le cas particulier de la Russie / ex URSS, rien ou si peu, dans ce que raconte Kontchalovski au sujet des Soviétiques, ne semble vraiment différer en nature du régime autoritaire quoique prétendument démocratique instauré par Poutine. Soutenus par un nationalisme indéfectible, la répression des libertés et le musèlement de l’opposition sont des faits qui continuent d’interroger chaque citoyen dans la ligne qu'il entend suivre devant des injustices dont il est tour à tour le témoin, la victime et l’instrument. Une zone grise au sein de laquelle, semble dire le film, la foi - synonyme d'irrationnel, donc pas nécessairement liée à une religion -, revêt à nouveau un rôle primordial en contrepoint d'un monde affligeant et incompréhensible.


Texte : Catherine De Poortere

Crédits images : © Potemkine Films

Le premier intertitre est une phrase du film, les autres sont extraits d'un entretien d'Andreï Kontchalovski avec Fabien Baumann et Pierre Eisenreich (Positif, septembre 2021).


Agenda des projections

Sortie en Belgique le 22 septembre 2021.

Distribution : Cherry Pickers

En Belgique francophone, le film est programmé dans les salles suivantes

Chers Camarades affiche.jpg

Ath, L'Ecran

Bruxelles, Cinéma Galeries , Vendôme

Charleroi, Quai 10

Liège, Le Churchill

Mons, Plaza Art

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