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Critique

« Bergman Island », un film de Mia Hansen-Løve

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Chris et Tony forment un couple de cinéastes en résidence sur l’île de Fårö, lieu mythique en Suède où vécut Ingmar Bergman. Tony est un talent confirmé prompt à s’acquitter des diverses tâches du métier avec autant de maestria que peu d’émoi. Plus jeune, moins expérimentée, Chris en est encore à douter de sa capacité à canaliser les idées et bribes d’histoires qui peuplent son esprit.
Ce n’est pas un combat, c’est une danse. — Vicky Krieps*

À la question de savoir ce que pourrait être un changement de focale au cinéma, la réponse pourrait bien s'avérer décevante, non spectaculaire. C'est qu'il n'y a rien de moins saisissable - de moins visible - qu'un regard qui, sans se donner pour l’inverse d’un dispositif éprouvé, vient simplement se poser à un autre endroit pour accompagner différemment les personnages, les laissant peut-être agir, digresser à leur guise, inventer leur propre récit.

Un tel regard, à la fois conscient et spontané, manière d’être plus que programme, définit la singularité de Mia Hansen-Løve. Le fait saute aux yeux dans Bergman Island où, sous les traits de Vicky Krieps, la cinéaste se dédouble. L'héroïne de Phantom Thread (P. T. Anderson, 2017) n’a pourtant pas été un premier choix, loin s'en faut. À l'origine, le projet s’était noué autour de Greta Gerwig jusqu’à ce que l’actrice américaine se désiste en dernière minute pour s’atteler à la réalisation de son propre film, Little Women. Heureuse déconvenue ! Si grande que soit l'admiration que l'on voue à Greta Gerwig, sa personnalité se serait sans nul doute surimposée à celle de Mia Hansen-Løve. Tandis que la rencontre à l’écran entre l’actrice luxembourgeoise et la réalisatrice du Père de mes enfants a tout de l’évidente fusion qui donne chair au personnage de Chris.

De fait les frontières entre l’œuvre et l’autrice, les personnages et les interprètes et enfin entre le réel et la fiction ne cessent de glisser dans ce film gigogne qui élude aussi ses propres fondations.

Installés dans l’une des maisons ayant appartenu au grand maître, celle-là même qui abrite la chambre où furent tournées quelques-unes des Scènes de la vie conjugale, Chris et Tony alternent séances de travail et escapades touristiques, chacun de son côté, elle à vélo, lui s’en remettant davantage aux infrastructures locales. Il existe en effet un menu d’activités de pèlerinage auxquelles les afficionados peuvent s’associer au sein de la Fondation qui gère l’héritage du père spirituel du cinéma suédois. La palme revient au « Bergman Safari », un circuit regroupant les sites de tournage de À travers le miroir (1961), Persona (1966), L’Heure du loup (1968), La Honte (1968), Une passion (1969) et Scènes de la vie conjugale (1973). Ce pan documentaire par le crible de la fiction permet à Mia Hansen-Løve de revisiter le folklore bergmanien avec le recul de l’humour sans aucunement priver le spectateur du plaisir régressif de prendre virtuellement part à ses découvertes.

Rien, dans le paysage languide de ce début d’été, ne rappelle les ciels abrupts et l’austérité exemplaire du réalisateur protestant. Plutôt que de creuser le contraste, Mia Hansen-Løve confie à Chris le soin d’exprimer à voix haute la déception (ou le soulagement ?) que représente, pour ceux qui l'ont fantasmée, le réel de l’ile. Chris s’en acquitte avec une légèreté qui rend parfaitement compte du rapport distancié qu’elle entretient avec Bergman, et au-delà, avec les soi-disant pères du cinéma, ces artistes de droit divin qu’il faudrait craindre de ne jamais égaler. De la part de Chris, cinéaste encore jeune, compagne de cinéaste et maman (la chose a son importance, la petite fille restée en France crée un manque sans cesse mis en balance avec les exigences du métier), l’aveu prend juste un peu d’avance sur la liberté qui deviendra la sienne au terme d’un processus de ressaisissement dont elle ne dira pas un mot à quiconque, du moins pas directement, mais qui se lira dans son regard, dans ses gestes, mieux : dans son sourire.

Sans que cela soit véritablement concerté, il existe un fil sensible qui raccorde Chris à Clarisse, héroïne de Serre-moi fort (2021) de Mathieu Amalric, long métrage dans lequel Vicky Krieps est apparue récemment. Chris et Clarisse ont en commun de se donner de la consistance, de l’aplomb si l’on veut, par leur imaginaire. Dans Bergman Island, ce voyage mental prend la forme d’un film dans un film qui vient interrompre le cours de l’action principale. Ce récit qui a priori ne semble pas répondre à d’autre nécessité que celle d’apporter son commentaire sur l’action principale vient discrètement creuser une voie de résolution pour Chris, empêtrée qu’elle se trouve aux côtés d’un mari dont les productions ne répondent absolument pas à ce qu’elle cherche dans son propre travail d'écriture. Ce qui est très beau, et très juste, c’est que cette fiction secondaire se révèle aussi nue, aussi peu artificieuse que celle qui l’accueille. Entre les deux narrations, la continuité de style et de ton encourage la fusion, l’effet miroir. Mia Wasikowska et Anders Danielsen Lie y figurent deux amants incapables de s’aimer. L’histoire ne rougit pas de ce sentimentalisme au premier degré, au contraire, on sent l’importance qu’il revêt dans le cheminement de Chris, dernier obstacle à franchir avant la pleine reconnaissance de sa solitude.

Ce processus de transformation souterraine qui ne fait pas beaucoup de bruit et ne laisse quasi aucune trace à l’image rapproche Mia Hansen-Love de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt. Sous des dehors très peu spectaculaires qui, plutôt que de laisser libre cours au bavardages, se mettent à l’écoute de la nature, un événement a lieu. Tout a changé, mais quoi exactement, comment ? On ne sait pas. Est-ce un effet de la lumière, de la bande-son, du vent, très présent dans Bergman Island, du texte par rapport au geste ou du geste par rapport au décor ? Que s’est-il passé ? Empreinte de l’histoire qui s’écrit, le paysage nu ne livre pas d’explication. Voici un cinéma qui renverse subtilement les échelles de la perception et qui demande au spectateur d’ajuster son propre regard, sans quoi il n’y verra probablement rien. Ce rien est l’équivalent d’un ordinaire que d’aucuns s’escriment à charger de tensions, à remplir de péripéties, Tony par exemple, le mari de Chris, ou peut-être le grand Ingmar en personne. D’autres – Chris pour ne pas la nommer – s’attellent à le déchiffrer. Tâche qui n’est pas moins ardue, certainement pas moins aventureuse.

Mon personnage écrit dans un moulin. Ça me faisait beaucoup penser à Don Quichotte se battant contre des moulins. Il détient une vérité qui lui est propre mais qu’il est incapable de transmettre aux autres. Il est seul, et quelque part on sera toujours seul face à notre mélancolie, notre Sehnsucht (…) Face à cet abîme de solitude, l’amour a un sens seulement lorsqu’il permet la rencontre entre deux êtres dans un espace intime, intime parce que c’est glauque, comme dans Phantom Thread, intime parce que c’est compliqué, comme dans Bergman Island. — Vicky Krieps*


Texte : Catherine De Poortere

Crédits images : ©Films du Losange / September films

*Propos rapportés par Bruno Deruisseau, Les Inrockuptibles, juillet / août 2021.


Sortie en Belgique le 22 novembre 2021.

Distribution : September films

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En Belgique francophone, le film est projeté dans les salles suivantes :

Bruxelles Vendôme

Charleroi Quai 10

Liège Le Churchill

Mons Plaza Art

Namur Cinéma Cameo

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