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Des révoltes qui font date #71

9 mai 1978 // L’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges

Mosco Levi Boucault - Ils etaient les Brigades rouges
Aldo Moro
Dans l’Italie de la fin des années 1970, une poignée de jeunes « prolétaires » décident de passer à la clandestinité et de faire la révolution par les armes. Entrés dans une logique d’affrontement direct contre le régime et ses institutions, qui atteindra son point d’orgue quand les Brigades rouges séquestrent et assassinent le président du Conseil Aldo Moro en 1978.

Sommaire

Divisé en deux parties aux doux airs de slogans révolutionnaires – Le vote ne paie pas, prenons le fusil et La révolution n’est pas un diner mondain – cette histoire des Brigate Rosse en langue d’origine s’articule autour des témoignages de quatre des membres du commando qui a enlevé Aldo Moro. Mario Moretti (chef du commando), Prospero Gallinari, Raffaele Fiore et Valerio Morucci (chef de la colonne romaine des B.R.), qui, au moment de la réalisation du film (2011), étaient en semi-liberté et/ou toujours incarcérés. Le ton est pratiquement neutre, les explications demeurent de type purement factuel – parfois assorties d’un croquis dessiné de la main de l’un des anciens des Brigades rouges – le propos toujours recadré et recontextualisé dans le cadre strict de « l’action politique ».

Le fil rouge du film, qui transparait au travers d’extraits de journaux télévisés d’époque, qui retracent l’enlèvement, la séquestration puis la mort de l’homme politique démocrate-chrétien, reste la figure d’Aldo Moro, symbolisé par ce cliché en noir et blanc envoyé par les B.R. à la presse, où Moro fixe, en bas de photo, une manchette du journal La Repubblica entre les mains, sous la célèbre bannière frappée de l’étoile rouge, l’objectif de ceux qui l’on enlevé. Le regard semble comme frappé de fatalisme (accusateur ?) et l’homme semble résigné au funeste destin qui l’attend.

Et si l’origine et les actions des Brigades rouges nous sont racontées par les mêmes procédés d’images d’archives et de témoignages des membres du « commando Moro » mêlés, la chute et le démantèlement des Brigate Rosse nous est annoncé sans plus de développement, à quelques secondes du générique de fin.

Le vote ne paie pas, prenons le fusil !

Cette première partie pose le contexte socio-économique et historique, et narre le lent glissement de jeunes prolétaires (ouvriers, paysans, étudiants) originaires de toute la botte italienne (Bari, Rome, Émilie-Romagne…) dans la lutte armée dès la fin des années 1960/1970.

Une période agitée pour un pays plus divisé encore au sortir de la guerre. Sous la tutelle d’un parti – la Démocratie chrétienne (Democrazia Cristiana en italien) – au pouvoir sans interruption depuis 1945, l’Italie connait, du moins dans sa partie nord un développement économique et industriel qui attire une importante main d’œuvre (surtout masculine) peu qualifiée, arrivée des provinces méridionales, désœuvrée, et « accueillie », hébergée dans des conditions déplorables. C’est une période de forte tension et d’agitation avec, d’un côté, un État plutôt conservateur et de tradition chrétienne, quelques résurgences groupusculaires fascistes (qui ont aussi connu leurs dérives armées), et de l’autre, un puissant mouvement populaire de gauche, nourri par ailleurs de l’énergie et des réflexions issues d’un certain militantisme (marxiste) étudiant post-68, qui exige un partage immédiat des fruits de la croissance économique et des richesses par des changements sociaux/sociétaux radicaux (voire la révolution), et dont les revendications et modes d’action vont régulièrement dépasser le cadre des partis (le Parti communiste est alors surpuissant) et des syndicats. Une double décennie d’affrontements que d’aucuns avaient nommées « les années de plomb », d’autant que le pays subissait également les actions violentes d’un terrorisme néofasciste meurtrier.

Devant l’inertie d’une société italienne et de sa classe dirigeante (la même au pouvoir depuis 30 ans !) qui renâclent à se réformer, mais aussi face à une gauche jugée trop molle ou compromise aux jeux de pouvoir, et des grandes grèves qui n’ont pas obtenu les résultats escomptés, cette partie du mouvement ouvrier passe à la « propagande armée » en tant que moyen de lutte : séquestration de cadres d’entreprises, destruction de matériel et de marchandises, menaces directes contre les « responsables désignés de licenciements collectifs ».

Les Brigades rouges naissent à l’aube des années 1970 de ce foisonnement de mouvements protestataires issus de la gauche dite extraparlementaire. Elles s’inscrivent dans la tradition du « combat insurrectionnel » mené durant la guerre par le Parti communiste italien contre le régime fasciste de Benito Mussolini et auquel il a renoncé pour se muer en parti de pouvoir. En 1969, un attentat à la bombe, faisant 16 morts, contre un bâtiment de la Banque nationale perpétré par un groupuscule néofasciste (et mis un temps sur le compte des « gauchistes »), donne le signe de départ du passage à l’acte violent. Les B.R. se veulent l’aiguillon d’une véritable révolution prolétarienne qui – selon eux – ne peut plus venir des partis traditionnels, y compris de gauche, trop corrompus, ni même être initiée par un quelconque résultat électoral au sortir des urnes.

Dans le contexte international sombre de l’époque, beaucoup à gauche craignent un coup de force droitier « à la chilienne » dans un État italien encore marqué par 20 années de régime mussolinien. Les premières actions des B.R. visent l’État et ses plus hauts responsables et symboles (magistrats, journalistes, policiers, juges, politiciens…), incluant blessures par balles (« la jambisation » ou tirs dans les jambes), attentats et séquestration. En 1974, se sentant trahi par un État qui renie sa parole au sortir de longues négociations – la libération d’un juge pris en otage contre remise en liberté de membres des B.R. arrêtés l’année précédente –, le mouvement clandestin décide de frapper à un échelon supérieur.

La révolution n’est pas un diner mondain.

Cette seconde partie court depuis la préparation et l’enlèvement d’Aldo Moro, s’attarde sur le complexe et long processus de négociation entre le régime et les Brigades rouges, pour se terminer par la mort tragique de l’homme politique et le trauma national qui s’ensuivit.

Les quatre interviewés s’y font plus loquaces sur l’organisation interne des Brigate Rosse, de ses cellules dormantes, de leur recrutement et du processus de décision interne et des préparatifs concrets du kidnapping. Ils tordent aussi le coup à une légende tenace qui voudrait voir les B.R. comme téléguidés de l’extérieur (on a parlé de services secrets) et incapables d’agir seules.

L’enlèvement de Moro le 16 mars 1978 n’est pas dû au hasard. C’était le jour où le président du Conseil des ministres, Giulio Andreotti, devait présenter un « compromis historique » avec le Parti communiste (PCI). Préparé avec soin, cet enlèvement, qui coûta la vie aux cinq gardes du corps d’Aldo Moro, a été facilité par l’habitude de ce dernier à assister à un office matinal dans une église romaine.

Enfermé dans une planque (un monacal réduit longitudinal sans fenêtre), une maison perdue dans la montagne, Moro y subit une captivité longue de 55 jours. Une période de palabres (il n’y eu jamais de véritables négociations) où les ravisseurs n’obtinrent pas la reconnaissance espérée – à la manière de l’OLP d’Arafat – en tant qu’interlocuteur politique, ni même la libération de brigadistes incarcérés. Les communiqués des B.R. à destination de la presse et l’appel du pape Paul VI n’y changeront rien, et le cadavre de Moro sera retrouvé le 9 mai 1978, une balle dans la nuque, dans le coffre d’une automobile, à mi-chemin du siège de son parti et de celui du Parti communiste.

Sa mort est vécue comme une véritable tragédie nationale, à laquelle s’associa la quasi-totalité de la gauche, isolant encore davantage la mouvance brigadiste.

Des témoignages des quatre ex-brigadistes qui ont passé la plus grande partie de leur vie derrière les barreaux, ne ressort au final que le sentiment d’une amère défaite. Un combat politique achevé et perdu. L’aveu d’un échec – faire la révolution par les armes – et, à une « moindre échelle », celui de n’avoir jamais été reconnu comme un interlocuteur d’un régime dont les B.R. ont tenté de faire le procès au travers de leurs actions, et quand ses membres arrêtés comparaissaient devant un tribunal.

C’est aussi avec un recul de plus de trente ans sur ces évènements qu’il faut replacer le film de Mosco Lévi Boucault. Tâcher de dénouer l’écheveau complexe des années de plomb, de comprendre en partie le pourquoi de cette plongée dans l’action politique violente, mais sans porter de jugement moral « après-coup ». Après tout, ces hommes ont déjà été jugés et ont payé leur dette à la société.


Texte: Yannick Hustache

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