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Focus

Micheline Dufert et Francis Pourcel (2) : les années terrils

Micheline Dufert et Francis Pourcel sur le terril de St Théodore Est
Second volet du long entretien avec Micheline Dufert et Francis Pourcel autour de leur amour des paysages industriels de la région de Charleroi et de leurs initiatives citoyennes autour des terrils (blog "chemins des terrils" et sentier de grande randonnée "Boucle noire").

Sommaire

Nous avions rendez-vous à la gare. Il pleuvait dru sur Charleroi cet après-midi là. Après une furtive montée sur le terril de St-Théodore Est, le temps d'une tout aussi rapide session photo sous les parapluies, nous rentrons nous mettre au sec dans un café populaire du vieux Marchienne, le long du parcours de leur Boucle noire. "Au sec"... Et au chaud ! Dans ce cocon de chaleur humaine partagée, où tout le monde passe dire bonjour à tout le monde, Micheline Dufert et Francis Pourcel me font le cadeau de leur enthousiasme et de leur générosité sans bornes dans l'envie de partager ce qui les fait vibrer depuis quarante ans. Nous discuterons au total presque une heure de leurs deux passions - la musique et les terrils. Et de tout ce qui relie les paysages post-industriels et les univers sonores qui parfois en rendent compte.

Première partie de l'interview :



Charleroi - vue depuis le terril St Théodore Est

Fin des années 2000 : retour sur le terrain

- PointCulture : On l’a vu, déjà pendant votre période plutôt musicale, le paysage industriel et postindustriel qui vous entourait vous influençait mais comment cette idée de faire quelque chose vous-mêmes pour sauver les terrils et pour les faire connaitre a- t-elle germé ? Comment s’est-elle concrétisée et est-elle devenue un vrai projet ?

- Micheline Dufert : En 2009, on s’est mis à retourner sur les terrils. En faisant « la chasse aux terrils », on avait découvert près du Bois du Cazier un balisage de sentier de grande randonnée (GR). Comme on allait déjà parfois se balader le long des GR, on a décidé de le suivre. Mais on l’a fait petit bout par petit bout ; ça nous a pris des années. On ne l’a pas vraiment suivi comme des randonneurs mais plutôt comme des explorateurs, en cherchant ce qu’il y avait derrière chaque terril, en cherchant des vestiges des charbonnages et des sites industriels, etc. Quand on pouvait rentrer dans les usines, on le faisait… Comme quand j’étais gamine ! Enfant, j’allais déjà jouer dans les usines abandonnées - … ou pas ! ça a toujours fait partie du décor et de notre ADN de côtoyer les usines. C’est une sensation unique de rentrer dans une usine abandonnée ou semi-abandonnée. On se demande sur quoi on va tomber, c’est très excitant ! On s’est pris au jeu, puis le frère de Francis, bibliothécaire à l’Université du travail (UT) nous a proposé de faire un blog, entre autre pour publier les photos de Francis. Le blog a été lancé en 2009. C’était facile le web 2.0. : tu ouvrais un site puis tu n’avais plus qu‘à remplir des cases. On publiait des photos que moi je commentais, le soir quand Francis était au boulot. Cela m’a amenée à faire des recherches, à retourner aussi sur des lieux qu’on connaissait, sur nos vieilles traces – Monceau, Couillet, etc. – mais qui avaient beaucoup changé. Chercher de vieilles cartes, aussi…


Du blog chemins des terrils à la Boucle noire

- Et ces recherches, elles étaient aussi basées sur des rencontres ? Sur des témoignages oraux ?

- M. D. : Oui, bien sûr ! A Charleroi, dès que tu sors un appareil photo, les gens t’abordent en te demandant ce que tu fais… « Mais, il n’y a pas de paysage ici ! ».
- Francis Pourcel : « Il n’y a rien de beau ici, c’est moche… » « Qu’est-ce que vous regardez ? ». Au départ, les habitants ne comprenaient pas qu’on allait se balader sur les terrils.

- M. D. : Du temps des charbonnages et de leur exploitation, les terrils étaient privés et on ne pouvait pas y aller. On a d’ailleurs trouvé pas mal de pancartes « Interdiction d’aller sur le terril ». Mais, on adore toujours ça ! Il reste peut-être l’un ou l’autre terril qu’on n’a pas exploré. Près d’ici, à Marchienne, il y a un terril au milieu d’un pâté de maisons, un tout petit, fort ancien… Parce que la « Baronne de Cartier », la Baronne du château, avait un charbonnage, le Sainte Sophie ! ça fait tellement partie de Charleroi ! Au départ, on suivait ce fil rouge et blanc des GR puis, on en avait plus ou moins fini avec les terrils du GR et on est tombés sur les terrils du canal – ceux qu’on t’a montré. Et on a trouvé ça incroyable !

- F. P. : On avait déjà visité ces terrils mais un par un… Mais là, on s’est dit que ça serait bien de relier ces terrils entre eux.
- M. D. : ça, c’est ton idée ! Mais quand on parlait avec les gens, même ceux qui faisaient le tour d’un terril avec leur chien, jamais ils n’avaient eu l’idée d’aller plus loin, de passer d’un terril à l’autre.
- F. P. : Comme on connaissait le GR 412, de Blégny à Bernissart, appelé le GR des terrils, on s’est dit que c’était quand même un peu fou que le GR ne passe pas par cette chaine de terrils ici. En tant que baliseurs du GR, on avait des contacts là-bas. On leur a proposé une possibilité de passer par tous les terrils de Marchienne-Docherie / Dampremy et même, pourquoi pas, par le centre-ville de Charleroi. Parce qu’avant, le GR ne passait pas par Charleroi. Il passait au Cazier, à Marcinelle, mais pas par le centre-ville. Comme il existait déjà une boucle du GR à Monceau-sur-Sambre au Martinet, avec Lucien Antoine des GR, on l’a agrandie jusqu’à la gare de Charleroi. Finalement notre boucle fait vingt kilomètres ! On passe par tous les terrils des environs mais c’est une tracé très diversifié, au-delà de la partie terrils, il y a aussi l’industrie le long de la Sambre et une partie verte Marchienne – château de Monceau – château de Cartier, une partie un peu campagnarde, avant d’arriver au Martinet… Mais il a fallu trois ans de tractations pour concrétiser le projet.

- M. D. : Très rapidement l’Eden s’est montré très intéressé par le blog et par le projet. On avait été contactés par un collectif d’artistes, Hôtel Charleroi, qui a fonctionné pendant cinq ou six ans. Une artiste voulait faire quelque chose sur nous. Du coup, on a fréquenté ces artistes et on a organisé une balade pour eux. Fabrice Laurent, le directeur de l’Eden est venu à la balade et nous a proposé d’en organiser une pour l’Eden. Puis, il a eu l’idée d’en faire une pour le grand public… L’Eden a inclus cette balade deux ans de suite dans leur programmation sous le titre « Sû les terrils, sintez com èm keur bat » [allusion à des paroles du chansonnier carolo Jacques Bertrand, 1817-1884] et ça nous a permis de toucher un autre public qui a bien accroché. Mais de 2013 à 2016, il y a eu trois ans de tractations pour pouvoir baliser le parcours de manière définitive…

- Des tractations avec les propriétaires ?

- M. D. : Oui, entre autre. La ville a pu acquérir certains terrils suite à la pression de certains riverains au moment où les sociétés privées voulaient raser les terrils pour récupérer les matières réutilisables. Certains habitants comme à Roux (terrils du Martinet) ou à Dampremy (au terril des Piges) se sont constitués en comités de quartier.

Des terrils et des habitants

- Certains comités de quartier même dès la fin des années 1970, non ?

- Oui, oui. Aussi à la fin des années 1970, il y a eu un collectif de photographes autour de Jeanne et Georges Vercheval- qui allaient créer le Musée de la photographie de Charleroi – qui ont publié le livre Terrils (ed. Vie ouvrière, 1978). Peu d’ouvrages d’artistes sur ce sujet avaient été publiés à cette époque. Il y avait un fond documentaire incroyable mais plutôt publié du côté des organisations syndicales, etc. Et dans les années 1980, alors que leurs terrils s’étaient enfin couverts de végétation au bout de plusieurs dizaines d’années, certains habitants n’ont pas voulu qu’ils disparaissent. On sait que les terrils apportent aussi de la biodiversité…

- Par rapport à la biodiversité, je ne savais pas à quel point la Conférence de Rio de 1992 avait joué un rôle…

- Oui, tout à fait, dans l’idée de lutter contre la banalisation des paysages qui nous guette. Quand on voyage en Europe, c’est effrayant : partout les mêmes maisons, les mêmes constructions, etc. Ici – et dans le Nord de la France par exemple – on a un paysage exceptionnel. Beaucoup de terrils sont classés. Mais ils sont classés par catégories : exploitables / non exploitables / à investiguer. On touche de moins en moins aux terrils. Mais le paysage se banalise quand même, qu’on le veuille ou non, parce que la nature pousse : des gens qui ne savent pas peuvent les prendre pour des collines. Même si ici, il est clair que la mémoire de la mine est encore bien là !

- Et les jeunes générations ?

- Souvent, ils ne sont pas trop au courant. J’aime bien partager cette passion avec les jeunes lors de mes visites guidées.
- F. P. : C’est aussi l’intérêt de notre partenariat avec l’Eden : toucher un public plus jeune, voire même un public plus « branché », un peu artiste. Pour l’Eden, c’était une volonté de sortir de leurs murs.
- M. D. : La Culture, comme dit Fabrice Laurent, ce n’est pas juste la musique, la danse… ça englobe aussi les pratiques culturelles. Il nous a considérés tout de suite comme des acteurs culturels.

Une carte, un nom, un personnage

- F. P. : L’idée était aussi de faire vivre ces chemins, d’où l’intervention des graphistes Harrisson et Station Mir pour dessiner une carte et – aussi – trouver ce nom accrocheur de « Boucle noire ». Cette image de « Pays noir » du Charleroi d’avant et qui correspondait aux façades noires, aux terrils noirs pas encore recouverts de végétation, elle a été bannie pendant des années sous les anciennes législatures. On ne voulait plus entendre parler de « Pays noir »… On parlait de « Pays de Charleroi » ! Et c’est encore un peu le cas puisque les GR proposaient comme nom « Les collines vertes du Pays noir ».
- M. D. : Nous, on parlait d’une boucle, d’une boucle du Pays noir. Et c’est Harrisson qui nous a demandé « Et ‘Boucle noire’, ça n’irait pas ? ». On s’est regardés et on a dit « Ben, si ! Evidemment ! ».
Harrisson - petit personnage de la Boucle noire - Charleroi- F. P. : Là, via ce nom, on est déjà dans autre chose, dans une intervention artistique. Ce qui nous arrangeait bien par rapport à notre sensibilité, notre passé musical, etc. Il y a donc ce personnage, cette espèce de petite diablesse aux boucles noires et au visage rouge, brûlé par la chaleur des forges et des hauts-fourneaux… Tout de suite, on entre dans une autre dimension mais cette Boucle noire va encore évoluer. Le 29 avril [2018] on aura un événement organisé par l’Eden avec ce parcours de 20 km – ça paraît énorme mais ça se passe très bien, ce n’est pas du tout insurmontable – parsemé, tout le long du parcours, d’interventions artistiques. Il y aura même de la musique de Kosmose diffusée à un endroit bien particulier mais aussi bien d’autres choses. On relie ainsi la musique avec notre intérêt pour le paysage. Tout ça colle bien ensemble !



Pour souligner ce rapport entre notre côté paysages industriels / terrils et notre côté musique, il y a aussi cette musique qu’une artiste d’Hôtel Charleroi qui faisait quelque chose sur SIC nous avait demandé pour une installation au Palais des expositions. J’avais, à l’époque, le projet que je n’avais pas continué mais que je pourrais reprendre un jour – d’enregistrer des sons d’usines, ici en l’occurrence un grappin à ferraille qui est sur le parcours de la Boucle noire – et d’y rajouter un gros son de basse derrière… Un mélange de sons d’usines et de rythmiques un peu chaudes, un peu samba / bossa mais avec un tout autre son, saturé…

- M. D. : C’est vrai que le morceau « Cover Girl Smile » (45t de SIC en 1980), c’était déjà l’idée d’utiliser un rythme de habanera pour faire tout sauf de la habanera ! Mais un jour j’ai reçu un mail de Josh Cheon, l’Américain qui a sorti notre album violet qui disait « Hier j’ai fait danser 600 personnes sur ‘Cover Girl Smile’ ». Je me demande comment ils ont fait ! (rires)


- Je reviens un peu en arrière par rapport aux visites guidées que tu animes. Ce sont parfois des enfants ou des adolescents ?

- Je n’ai pas encore vraiment eu d’enfants mais des classes, oui. Plutôt du secondaire. Là, je viens d’avoir l’Inraci pendant deux jours. C’était du pur bonheur. Ils sont venus avec des appareils photo, aussi pour filmer, de quoi prendre du son… Et pour eux, c’était un projet transversal avec à la fois le prof de français, d’histoire de l’art, de géographie… Ils avaient reçu des informations sur le paysage en général mais aussi sur le pays minier, les conditions de vie et de travail des mineurs, la biodiversité sur les terrils, etc. Tout ça avant même que je les rencontre. C’était très chouette ! Sinon, j’ai déjà eu des classes de l’enseignement supérieur (des première année assistants sociaux, ici à Charleroi par exemple).

Une passerelle entre l'initiative personnelle et les décideurs politiques

- C’est une question – un peu indiscrète – que je me posais : en ayant commencé en purs amateurs / amoureux, vous êtes devenus une asbl ?

- Non, non, on reste totalement indépendants.
- F. P. : Tout le lancement de la Boucle noire – le balisage, les blocs et le béton qu’on a monté là-haut, le débroussaillage, etc. – c’était sur fonds propres ! Par pur plaisir et aussi avec un côté social parce qu’on voulait que les gens du coin en profitent.
- M. D. : Et ils en profitent ! Jusque là, ils profitaient de la friche au pied du terril, pour promener leur chien ou pour laisser jouer les enfants. Mais l’été, quand les herbes sont hautes, elles empêchent d’y accéder et puis il y a des bêtes, des tiques, etc. On arrivait avec notre débrousailleuse, il fallait écarter les gamins, les interrompre un moment, en leur disant qu’ils pourraient revenir quand on aurait fini…
- F. P. : Une autre de nos propositions qui a bien été reçu et bien suivi par la Ville, c’était de désenclaver les quartiers de Marchienne-Docherie et de Dampremy par rapport à Charleroi en  créant une passerelle sur la Sambre. D’où la possibilité d’être à dix minutes de la gare de Charleroi. Une étude a été faite, ça a été budgétisé et ça sera peut-être réalisé. Cette passerelle, près du haut fourneau 4 – qui présente aussi un intérêt au niveau de la mémoire industrielle – permettrait même, en plus, de relier deux Ravel existants : un qui longe la Sambre et un autre qui fait le tour de la ville par le nord et s’arrête pour le moment à Marchienne. Et, troisièmement, ça permettrait de rejoindre la chaine des terrils directement à partir de la gare de Charleroi. D’arriver directement dans une sorte de parc naturel de Charleroi que sont les terrils. Ce projet tient la route !

- M. D. : C’est un projet que j’ai défendu au Cercle d’Histoire de Charleroi. Ils étaient emballés. le Bourgmestre Paul Magnette nous a reçu. Martine Piret du département Aménagement urbain de la Ville a travaillé sur la faisabilité au niveau des propriétaires des terrils et au niveau législatif. L’Eden nous a aussi tout de suite suivis sur cette proposition..
- F. P. : Il faut quand même dire aussi que sous une autre législature, les projets citoyens n’étaient pas pris au sérieux par les politiques locaux. Rien n’était jamais vraiment refusé… Mais rien n’aboutissait non plus ! Mais là, je dois dire que Paul Magnette a fait le tour sur le terrain avec toute son équipe et le Bouwmeester… Il existe des grands projets urbanistiques vers l’Ouest de Charleroi. Cette Boucle noire devrait permettre de relier des quartiers futurs qui n’existent pas encore aujourd’hui. Tout est lié, tout se tient.
- M. D. : Même si pour le moment, à Charleroi, la priorité est donnée au centre-ville, à redonner une identité plus positive à la ville (y compris par un logo et une charte graphique) pour attirer des gens qui voudraient venir y porter des projets ou y habiter, la Boucle noire a été adoptée comme une ouverture vers le futur. Personnellement, on était un peu malheureux de l’état de délabrement des quartiers désindustrialisés qu’on traversait. On a souhaité que les quartiers par où passe la Boucle noire puissent en profiter : déjà y ramener du monde, c’est bien. Mais aussi y ramener un peu d’aménagement urbain. Il y a des projets de nouveaux petits lotissements, mais ça prend du temps, bien sûr. Et pas que des lotissements, d’ailleurs : aussi des jardins partagés, etc. Nous, on nous a dit « Foncez ! ». On avait quatre paluches, des seaux, du ciment, des dalles, de la peinture et une débrousailleuse… Et avec ça, on s’est lancés !

- F. P. : On s’est dit que tout était possible ! ça aussi, c’est une des particularités de Charleroi : on peut s’y lancer dans des tas de petits projets, de petites choses mais qui mises ensemble font bouger la ville. La ville se redresse aussi par la culture, ça en fait partie. 


interview, retranscription et photo du bandeau :
Philippe Delvosalle


balade 20 km + activités artistiques tout le long du parcours

La Boucle noire

Samedi 29 avril 2018 dès 9h - gratuit






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