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Focus

"Ma langue maternelle a une longueur d’avance sur moi." (Sachli Gholamalizad)

Sachli Gholamalizad - photo (c) Brecht Goris
Dans cette carte blanche, initialement lue en farsi (sur-titrée en néerlandais) le 20 décembre à la Bibliotheek Permeke à Anvers, l'actrice et femme de théâtre anversoise Sachli Gholamalizad évoque - comme dans sa première pièce "A Reason To Talk" - ses relations avec sa mère et les questions de force et de faiblesse liées à la langue et à l'exil.

Je suis désolée

Mon farsi est cassé.

Je suis désolée que je ne puisse pas être celle que je prétends être. Une virtuose de la langue. Qui a toutes les cartes en main.

Je suis désolée de ne pas pouvoir feindre d’y arriver.

Je suis aussi désolée que j’ai un jour été cette petite fille qui avait honte de son farsi cassé. Qui avait honte du néerlandais cassé de sa mère.

Parfois je voudrais pouvoir éffacer cette jeune fille fâchée qui est en moi. Ne plus avoir à être confrontée à cette dureté et à cette amertume en moi.

Mais, peu importe avec quel acharnement j’essaye de gommer ces aspérités, les images continuent à me coller à la peau. Comme les vieux chewing gums sous les bancs d’école de mon enfance.

Cette petite fille a existé en moi et elle a fait entendre sa voix fâchée.

Il est temps maintenant de la regarder droit dans les yeux.

 

Je ne peux pas cacher qui je suis et quel a été mon parcours jusqu’ici. Et que c’est justement pour cette raison là que je me suis longtemps sentie mal.

Moi, l’ultime simulatrice, qui fait comme si elle parlait parfaitement néerlandais, je suis dupée par ma propre langue maternelle.

Ma langue maternelle a une longueur d’avance sur moi. Elle me tend un miroir derrière lequel je ne peux pas me cacher.

Je regarde dans le miroir et je vois ma mère. Il est impossible de le nier : je suis en train de devenir ma mère.

Cette femme qui parle avec un fort accent.

Cette femme qu’on remarque et qu’on salue à peine dans le pays où elle a élevé ses enfants.

Cette femme que les commerçants tiennent particulièrement à l’œil, parce qu’elle n’utilise pas les mêmes mots qu’eux. Pas les bons mots. Pas assez bien.  Jamais assez bien.

Je suis cette femme qui a du mal à s’exprimer, qui est frustrée parce que ses propres mots n’expriment pas ce qu’elle ressent.

Je suis cette femme qui espère ne plus être montrée du doigt, ne plus être la cible de moqueries, ne plus être humiliée.

Cette femme qui pense qu’elle est bête parce qu’elle ne trouve pas les mots justes pour décrire son monde.

Qui a peur de ne pas avoir de voix.

À qui on ne donne pas de voix.

 

Mais je suis aussi cette femme qui ne s’avoue pas vaincue. Cette femme qui, malgré les humiliations, garde une étincelle d’espoir.

Une femme qui veut être un exemple pour ses futurs enfants et se bat pour son droit à parler sa propre langue avec eux.

Parce que, au plus profond d’elle même, elle sait que sa langue – quelle que soit cette langue – ne vaut ni moins, ni plus, mais autant que n’importe quelle autre langue.

Je suis cette femme qui perçoit qu’il y a moyen de transformer sa faiblesse en force. Et qui le fait.

En tombant et en se relevant.

Dans cette vie, malgré toutes les crasses, tu dois continuer à chercher les mots.

Écrire et barrer.

Écrire et barrer.


Jusqu’à ce que les mots justes viennent à toi, et fassent un avec qui tu es.

Avec qui tu veux être.

Avec qui tu devrais être.

 

Tes mots – aussi doux ou durs, aussi apeurés ou en colère soient ils – sont à toi et racontent ton histoire.

Une histoire qui respire un air frais, une histoire qui doit pouvoir exister.

Qui doit exister.

Et ne laisse aucun politicien interchangeable essayer de nous faire croire autre chose.

 

Nous sommes tous cette femme.

Et nous sommes tous cet enfant.

Qui doit se regarder dans les yeux.

 

Dans la perspective de cette nouvelle année pleine de nouveaux mots, de nouvelles idées et de nouveaux rêves qui va commencer, je veux m’excuser pour tout ce que je n’ai pas été.

Ce que je n’ai pas pu être.

Pour toutes mes faiblesses.

Et en prononçant ces excuses je veux aussi me donner du courage.

Parce que c’est avec moi-même que je devrai vivre le plus longtemps.

Et c’est à moi-même qu’à la fin du voyage je devrai rendre des comptes.

 

Ceci est la langue où j’habite. Ceci est le pays que je parle. Ceci, c’est moi.


Sachli Gholamalizad


Texte initialement lu en farsi (sur-titré en néerlandais) le 20 décembre 2017 à la Bibliotheek Permeke à Anvers, dans le cadre de Behoud de begeerte / Aanbevelingen voor een nog beter leven.

Puis publié en mars 2018 en néerlandais sur le site MO* / Mondiaal nieuws.

Traduit du néerlandais par Philippe Delvosalle.

Photo du bandeau : Sachli Gholamalizad dans A Reason To Talk - photo (c) Brecht Goris

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