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Focus

Debussy dans les serres de l'orientalisme

Orientalisme, Ravel (Maurice), Debussy (Claude)

publié le par Marie De Wautier

"Asie, Asie, Asie. Vieux pays merveilleux des contes de nourrice Où dort la fantaisie comme une impératrice, En sa forêt tout emplie de mystère…" Tristan Klingsor, Shéhérazade.

Sommaire

Remarque préliminaire: ce dossier provient du site Travers-sons et a été écrit  par Benoit van Langenhove.

 

 

Par ces vers placés en tête de ses trois mélodies pour soprano et orchestre Shéhérazade (1903) , Ravel expose toute la fascination exercée par l'Orient sur les compositeurs, notamment en France.

L'orientalisme dans l'art européen

Avec l'ouverture du commerce entre le Japon et le monde occidental en 1854, l'art et la culture japonaise commença à exercer une influence importante sur l'Europe. Les Expositions universelles de Londres en 1862 et de Paris en 1867, où était présenté un ensemble d'art japonais, déclenchent une véritable vogue. La communauté artistique, lassée de l'exotisme des palmiers du Moyen-Orient, trouve une nouvelle source d'inspiration dans les estampes japonaises de ton pastel et finement ciselés. Cette vogue pour l'art japonais marque profondément le goût de l'époque, aussi bien dans le domaine de la peinture que celui de la mode et des arts décoratifs. Van Gogh et Monet possèdent des estampes. Des écrivains comme les Goncourt, Zola, Baudelaire ou Loti s'y intéressent de près.

Depuis 1884, la France était en guerre contre la Chine. Embarqué à bord de La Triomphante, Pierre Loti, alors officier de marine, arrive en Extrême-orient en 1885. Son navire fait escale pendant un mois à Nagasaki, au Japon. De ce séjour allait naître le roman semi-biographique de Madame Chrysanthème (1887) .

Ce mouvement artistique né de la fascination de l'Orient traversera l'Europe de l'Angleterre (par exemple Le Mikado de Gilbert et Sullivan) à l'Italie (Il y a évidemment Madame Butterfly et Turandot de Puccini, mais découvrez aussi Iris de Mascagni) en passant par l'Autriche-Hongrie (Mahler, Das Lied von der Erde) .

En France, les Expositions universelles de 1867 , 1878, 1889 et 1900 attirèrent encore d'avantage des compositeurs sur la vie coloniale . Dès 1872, Camille Saint-Saëns compose la Princesse jaune, un opéra comique au livret un peu niais , mais véritable partition fondatrice du courant orientaliste dans la musique occidentale. Mais ce faisant, il reste dans une tradition tenace de la musique occidentale. Car la fascination de l'Orient ne prend pas naissance avec cet engouement né lors d'Exposition universelle. De Lully à Messiaen, les compositeurs ont toujours nourri une inlassable curiosité pour ces régions du globe.

Ainsi, au XVIIIe siècle, l'opéra adore se parer de turbans et de babouches. L'orchestre se repeint aux couleurs locales : fifres, triangles et tambours s'invitent dans moultes partitions de Lully (Entrée des Turcs dans Le Bourgeois Gentilhomme) à Mozart (L'Enlèvement au sérail), de Gluck, grand pourvoyeur du genre (Le Cadi dupé, Les Pèlerins de La Mecque, Les Chinoises) à Beethoven (Les Ruines d'Athènes) ou Carl Maria von Weber (Abu Hassan).

Au XIXe siècle, sur fond de campagne d'Egypte et de conquête de l'Algérie se développe, en France, un courant orientaliste qui traverse la littérature (Nerval, Gautier,…) la peinture (Delacroix, Ingres,…) et la musique. Mais de nos jours, qui se souvient encore des Brises d'Orient  de Félicien David ou de La Captive d'Hector Berlioz d'après Les Orientales de Victor Hugo ? Dans un siècle féru d'un esthétisme de carte postale, les musiciens se sont commis dans le style " Exploration du monde ". Les Souvenirs d'Egypte, Istar et autres Diptyque méditerranéen (D'Indy), cohabitent avec les Scènes napolitaines, les Scènes hongroises ou les Scènes alsaciennes (Massenet). Le champion toute catégorie semble être Camille Saint-Saëns qui aligne de nombreux tableautins aux titres évocateurs : Africa, Souvenir d'Ismaïla, Une Nuit à Lisbonne,… Mais ces auteurs restent des musiciens issus d'un conservatoire: d'une main, ils empruntent un thème ou une tournure au folklore local, de l'autre, ils composent en gardant toutes leura tradition d'écriture savante occidentale. Prenez par exemple la Suite algérienne (1879) de Saint-Saëns, après nous avoir délectés d'une Rhapsodie mauresque, avec une lancinante danse arabe à 2/4, et d'une Rêverie du soir à Blida, il nous rappelle involontairement l'Occident colonisateur  par une Marche militaire française évoquant quelques défilés coloniaux. Tout ce répertoire repose sur une formule à peu près immuable : une série de scènes de genre, un zeste de couleur locale; le tout soigneusement calibré pour la salle de concert.

La découverte de l’orientalisme

1889 est une année importante pour Debussy. A Bayreuth, il a l’occasion de découvrir Tristan et Isolde de Wagner, et surtout à Paris, il découvre, au cours de l’Exposition universelle, de nombreuses musiques exotiques. Cette exposition, qui coïncide avec le centenaire de la révolution française, est la plus spectaculaire avec l’édification, au Champ de Mars de la Tour Eiffel. Un des amis de Debussy, Robert Godet décrit cette visite :  Les heures vraiment fécondes pour Debussy, c’est dans le campong javanais de la section néerlandaise qu’il les goûta sans nombre, attentif à la polyrythmie percutée d’un gamelan qui se montrait inépuisable en combinaisons de timbres éthérées ou fulgurantes, tandis qu’évoluaient, musique faite image, les prestigieuses Bedayas. Godet croit que Pagodes, Et la lune descend sur le temple qui fut, et la Terrasse des audiences au clair de lune évoquent ces visions orientales.

Autre impression inoubliable : le théâtre ambulant de Cochinchine. Quelques acteurs improvisent sur un sujet, accompagné par quatre ou cinq instruments. Un autre ami de Debussy, le critique et historien Julien Tiersot, nous décrit cet ensemble avec précision : C’est peut-être grâce à ce théâtre que Debussy put se dégager de l’emprise wagnérienne. Quelques années plus tard, il note, non sans ironie :

[Il comporte] un gong suspendu à la muraille […] deux sortes de tambours […] un instrument à archet, nommé dong-cô, garni de deux cordes monté de façon très curieuse […] une espèce de hautbois, nommé song-hi percé de huit trous […] une flûte traversière […] dont l’embouchure se trouve au milieu de l’instrument […] et un autre instrument à archet [appelé] lieu ou liou. Le […] song-hi a des sons durs et très criards […] De l’autre coté de la scène est placé un énorme instrument à percussion, genre grosse caisse, sur lequel un sixième musicien frappe par moments à coups redoublés.

Les Annamites montrent l’embryon d’un opéra où se reconnaît la formule tétralogique. Il y a seulement plus de dieux et moins de décors.  Une petite clarinette rageuse conduit l’émotion. Un tam-tam organise la terreur…et c’est tout. Plus de théâtre spécial, plus d’orchestre caché. Rien qu’un instinctif besoin d’art, ingénieux à se satisfaire…

Musiques de Bali à Java

Le gamelan (du javanais gamel, frapper) est un ensemble instrumental principalement composé de métallophones. Basé sur un concept collectif, ce " clavier éclaté " se trouve surtout dans les îles de Java, Bali et Sunda. La musique de gamelan forme dans l'espace sonore une pyramide de notes selon un rapport homothétique : dans une même unité de temps, un instrument effectue d'autant plus de notes que la tessiture est aiguë. Notre musique occidentale établit une hiérarchie entre les notes (dominante, sous-dominante, sensible), le gamelan, par contre construit une hiérarchie des gongs sous la domination du gong areng. Ce dernier, de tessiture grave, marque l'ouverture et la fermeture des grands cycles de l'œuvre. Souvent la musique de gamelan semble ne pas avoir de commencement, elle semble surgir à tâtons du silence . Contrairement à la tradition occidentale, la musique de gamelan n'a pas de durée absolue ; les cycles sont répétés le temps nécessaire de remplir sa mission d'accompagnement d'une action (rite, danse, théâtre).

Le théâtre populaire de Cochinchine

Le théâtre musical du Viêt-Nam comprend diverses déclinaisons dont le hát huông aussi appelé hát bôi, un théâtre classique fortement influencé par l'art théâtral chinois, et le hát chèo, un théâtre populaire à forte coloration satirique. Ce dernier, dont le répertoire s'est transmis, modifié et enrichis au cours des siècles, se jouait surtout à la campagne, au nord du Viêt-Nam. Dans la seconde partie du film Indochine  de Regis Warnier,  nous découvrons une troupe de hát chèo où se dissimulent les héros du film. L'ensemble intrumental qui accompagne ce genre théâtral se compose, traditionnellement, d'une flûte traversière, d'une vièle à deux cordes, d'un petit ambour à deux peaux, de gongs et de cliquettes en bois. Les récitatifs sont accompagnés par un petit ensemble, les chants par l'orchestre au complet. Entre les différentes parties d'un chant ou d'une phrase musicale, les instruments jouent des formules musicales de transition appelées luu khong.  A chaque situation et à chaque rôle correspond un chant déterminé. Par exemple pour les situations gaies les acteurs chantent le sap, et  le sa lêch accompagne les scènes sentimentales.  A chaque fois, ces chants se composent de formules mélodiques et de transitions qui leur appartiennent en propre.

La rupture du cercle d’Occident 

Tout prédisposait Debussy à succomber aux charmes de l’Orient. Sa passion pour l’ailleurs, qui le porte aussi naturellement vers un Orient mythique que vers une Espagne de rêve. Sa curiosité artistique qu’il nourrit dans de nombreuses manifestations culturelles variées. Son langage musical, où peut s’intégrer sans heurts la gamme pentatonique  et les ambiguïtés modales orientales. Mais contrairement à ses aînés qui  revêtaient leur langage foncièrement occidental de quelques oripeaux exotiques, Debussy tente d’opérer une véritable fusion stylistique. Et cette rencontre avec une tradition aussi puissante que la tradition occidentale mais codifiée autrement donne au compositeur français l’occasion de rompre avec les éléments traditionnels de cette dernière. Cette remise en question secoue tous les paramètres de la musique : construction de la musique à partir des sons, rejet du dynamisme beethovénien au profit de formes statiques ouvertes, fragments d’éternité sans début ni fin, élargissement des modes par l’emploi d’échelle modales plus variées, dissolution des jeux harmoniques classique de dissonance - résolution, nouvelle conception du temps musical. Ce simple énoncé de fait permet déjà de voir les influences orientales se marquer dans le langage.

Des partitions

Estampes

Avec Estampes, Debussy commence sa maturité artistique dans le domaine du piano. Tous les canons en usage explosent : le compositeur n’aligne plus des notes, il combine des sonorités. La première pièce Pagodes nous emmène en Extrême-Orient et plus précisément en Indonésie à Bali. Le piano évoque les sonorités du gamelang entendu lors de l’exposition de 1889 : tout d’abord, les résonances cristallines des percussions balinaises : gongs, cloches, cymbales, ensuite les jeux très riches de superpositions rythmiques. Le thème principal est écrit dans une gamme pentatonique d’inspiration asiatique. Dans le même esprit de suggestion, Debussy a recourt à d’autres procédés musicaux pour les pièces suivantes : le rythme de Habanera nous évoque les souvenirs mélancoliques et hautains d’une tiède nuit andalouse, et les chansons populaires françaises Nous n’irons plus au bois et Do, do, l’enfant do…décrit un après-midi d’orage en France.

Images pour piano, (2e série)

Dans la seconde série des Images pour piano, Debussy, plus que dans la première série, va explorer l’exotisme et le côté immatériel des choses. La première pièce, Cloches à travers les feuilles, se rapporte à une ancienne coutume des campagnes jurassiennes qui veut que le glas sonne depuis les vêpres de la Toussaint jusqu’à la Messe des Morts. Les deux pièces suivantes renouent avec l’Orient.  Et la lune descend sur le temple qui fut explore la diversité des sonorités dans le grave. Cette variété résulte d’une écriture « en couche » notée sur trois portées. La troisième, Poissons d’or, a été inspirée par une superbe laque noire rehaussée de nacre et d’or qui décorait son bureau. Dédiée au pianiste Ricardo Viñes, cette pièce brillante propose une étude de sonorités étincelantes par l’entremise de juxtapositions de trilles, trémolos d’arpèges cabriolant. Ici, plus de références directes au monde oriental. L’exotisme a permit une libération en profondeur de l’écriture en dehors de toute utilisation d’ingrédients pittoresques.

Discographie sélective











 

Bibliographie sélective

  • BASSET Catherine : Musiques de Bali à Java, Cité de la musique / Actes Sud, 1995.

  • BARRAQUE Jean : Debussy, Collection " Solfèges ", Le Seuil, 1962

  • BOUCOURECHLIEV André : Le langage musical, Fayard, 1993.

  • BOUCOURECHLIEV André : Debussy, la révolution subtile, Fayard, 1998.

  • BOULEZ Pierre : " La corruption dans les encensoirs " in Relevés d'apprenti, Le Seuil, 1966.

  • BOULEZ Pierre / SCHAEFFNER André : Correspondance 1954 - 1970, Fayard, 1998.

  • HIRSBRUNNER : " La rupture du cercle d'Occident " in Debussy, Editions de la différence, 1988.

  • LESURE François : Claude Debussy, Klincksieck, 1994

  • LOCKSPEISER Edward : Claude Debussy, Fayard, 1980.

  • MACASSAR Gilles / MERIGAUD Bernard : Claude Debussy, le plaisir et la passion, Télérama / Découvertes Gallimard , 1992.

  • SCHAEFFNER André : Variations sur la musique, Fayard, 1998.

  • SZERSNOVICZ Patrick : " La tentation de l'Orient " in Le Monde de la Musique n°220, avril 1998.

  • TRÂN VAN KHÊ : Musique du Viêt-Nam, Collection Les traditions Musicales de l'Institut International d'Etudes Comparatives de la Musique, Buchet / Chastel, 1967 et 1996.

 

 

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