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Focus

Critique imaginaire des nouvelles technologies

Les Temps modernes de Chaplin
Décrire le réel par la fiction pour prendre le progrès de vitesse ? Pour Pierre Cassou-Noguès, ce serait plutôt s’assurer le recul nécessaire à l’élaboration d'une pensée critique.

Sommaire

Dans un paysage médiatique aimanté par le sensationnel, il est bon d’entendre la voix de ceux qui, légèrement en marge de l’actualité, prennent la distance nécessaire pour en parler autrement et se soustraire à l’urgence du commentaire immédiat. En quatre rendez-vous annuels de deux journées, les Chaires de philosophie de l’Université Saint-Louis à Bruxelles sont une occasion pour des penseurs œuvrant dans le champ des sciences humaines de s’ouvrir sur l’état actuel de leurs recherches devant un public mêlé d’experts et d’amateurs. Au mois d’octobre 2017, c’était au tour du philosophe et mathématicien Pierre Cassou-Noguès, normalien, professeur à Paris 8 et auteur de nombreux essais croisant discours sur les sciences et connaissance des arts, de mettre en débat quelques idées issues d’un livre à venir sur les nouvelles technologies.


« Chacun a l'expérience de lire un roman et de pouvoir alors se mettre à la place d'un être que l'on aurait d'abord cru impossible. Par exemple, « L'homme invisible ». C'est impossible d'être invisible, comme l'homme invisible, et, pourtant, en lisant le roman de Wells, je peux imaginer vivre la vie de Griffin. Ma thèse est que, pour interroger le corps, la perception, le rapport entre l'esprit et le corps, le philosophe doit prendre en compte ces formes de vie que la fiction rend, en un sens, possibles. » — Pierre Cassou-Noguès

Prendre le large

Se rendre invisible ou intouchable, et cependant voir, toucher. Lire dans les pensées d’autrui ou redécouvrir les siennes dans le miroir d’une machine. Retrouver le chemin de ses rêves sur un écran doté du pouvoir de les retransmettre… Longue est la liste des possibles qu’ouvrent la fiction et la science lorsqu’elles œuvrent côte à côte, et que, mues par les mêmes ressorts, elles rivalisent d’ingéniosité, que ce soit pour décoder le réel ou pour en repousser les limites.

Chatonsky Le rêve des machines

Toute démarche réflexive commence par une bonne histoire. Pour illustrer cette thèse, les exemples abondent, on voit que Pierre Cassou-Noguès ne manque pas de matière. On se remet en mémoire le cinéma de Tati (Mon Oncle), les Temps Modernes de Chaplin (l’ouvrier sur son engrenage démesuré emporté par la cadence infernale de l’usine), R2-D2, sympathique robot de la saga Star Wars, et du côté de l'écrit, on en revient aux incontournables, Platon et Aristote, E. A. Poe et quelques auteurs moins connus, Norbert Wiener qui ne fut pas qu'un scientifique génial et Kurt Vonnegut. Étourdissant panel au milieu duquel l'art contemporain occupe la place qui lui revient. Parmi tant d'artistes dont le travail a pour effet d'offrir une visibilité différente aux mondes arides de la recherche, pespective assortie d'une mise en critique souvent pertinente, on rencontre Grégory Chatonsky, Maurice Benayoun et Jean-Philippe Toussaint. Cité pour « La machine à lire les pensées » présentée au Louvre en 2012, l’auteur de La Télévision et de L’Appareil-photo offre à la réflexion un cas intéressant : tandis que ses livres témoignent d’un techno-scepticisme, certes tourné en dérision, mais tout de même clairement affirmé, l’écrivain ne se montre pas indifférent à ce que l’Internet peut permettre en termes d’extension sensorielle à l’écriture, au point que son dernier roman, Made in China, s’achève sur un lien renvoyant vers une vidéo en ligne.

Benayoun Emotion forecast

Aux cas évocateurs tirés des arts visuels et de la littérature, le philosophe entrelace une somme de réflexions collectées auprès de penseurs d’horizons aussi divers que Hegel, Wittgenstein, Merleau-Ponty, Jean Cavaillès, Jonathan Crary, Fernando Vidal et, bien évidemment, Bernard Stiegler, auteur que, semble-t-il, aucun de ses collègues français ne manquera jamais de citer dans l'examen des rapports compliqués que nous entretenons avec les fruits du progrès technologique.

De cette façon de procéder, défendue dans un essai paru en 2010, Mon zombie et moi. La philosophie comme fiction, on retiendra en premier lieu l’agrément qu'elle procure en s'appuyant sur des images et des histoires que tout le monde peut s’approprier. Sans se départir de la rigueur propre au langage philosophique, Pierre Cassou-Noguès s’autorise néanmoins à prendre le large. Ainsi parvient-il à relier des champs qu’on a l’habitude de considérer comme étant irréductibles les uns aux autres quand ce n’est pas pour les soumettre à des échelles de valeurs asséchantes. Ensuite, pour ce qui est du contenu, le fait est qu’il prend encore à ce stade-ci la libre apparence d’un fouillis de notes. L’auditeur saura s’en montrer gré, cette absence de forme pouvant agir comme un stimulant sur sa propre imagination.

schéma imaginaire Pierre Cassou-Noguès

Le syndrome du thermomètre

Ainsi le diagnostic posé sur les nouvelles technologies part-il d’une figure on ne peut plus concrète que Pierre Cassou-Noguès dénomme : « syndrome du thermomètre ». On entend par là le fait de confier à un dispositif extérieur ce qui relève de sa propre expérience. Le thermomètre dira si nous avons de la fièvre (ou, si nous avons raison d’avoir chaud ou froid). Un scanner nous offrira une image de notre cerveau – et pourquoi pas, un cran plus loin, une photographie de notre pensée ? D’ailleurs, cette cartographie de notre pensée existe déjà d’une certaine façon, si l’on en croit certaines pages sur Internet. Condition physique, humeur, âge réel, orientation politique, degré de sociabilité, niveau de stress, etc : voici ce que ce que peuvent nous apprendre des logiciels en ligne qui, sous l’apparence inoffensive de quizz rigolos, mais aussi de questionnaires ultra-sérieux, sont prêts à nous éclairer pour nous sortir de la caverne d’ignorance et d’aveuglement dans laquelle nous nous trouvons. Bien qu’encore à moitié fantasmé, le spectre d’application du syndrome du thermomètre n’en n’est pas moins vertigineux. Chacun trouvera des exemples dans sa vie quotidienne sachant que les instruments de mesure ne sont pas les plus insidieux prophètes puisque, aujourd’hui, c’est de la saisie de nos données personnelles que nous avons à craindre les pires indiscrétions.

De là, on en vient à parler plus généralement des machines, des peurs et des promesses qu'elles soulèvent, effets conjoints de la propagande et d’un discours marketing faisant feu de tout bois. Qu’elles soient tenues pour des monstres, des modèles de perfection ou de simples prothèses dont l’usage ne peut que nous convenir dès lors que nous croyons en garder le contrôle, les machines, plus que n’importe quelle autre espèce vivante à laquelle on découvrirait soudain une intelligence égale ou supérieure à la nôtre, réinterrogent notre regard sur nous-mêmes, sur ce qui constitue notre spécificité (quel est le propre de l'homme ?), et du sens que nous voulons donner à notre existence. Faut-il encore que nous placions notre dignité dans le travail dès lors que, pouvant être pris en charge par un robot, il devient superflu ? Qu’est-ce que l’intériorité dès lors que le mental s’offre complaisamment à l‘intrusion de toute une batterie d’appareils et de données d’une plus grande intelligence et sans doute bientôt d’une plus grande sensibilité que la nôtre ? Qu’est-ce que l’amitié, l’altruisme, la sexualité à partir du moment où ces dispositions peuvent habiter d’autres agencements qui ne sont pas de chair et de sang ?

Welcome to Erewhon

La façon dont Pierre Casson-Noguès réarticule ces questions en entrelaçant fiction et discours critique les éloigne, nous l’avons vu, de l’actualité qui les brûle. C'est leur permettre de s’installer dans un espace de pensée où elles se donnent, comme on le dit d’un vêtement, avec plus de souplesse, aussi bien à un devenir plus strictement théorique qu’à un léger glissement vers la poésie. La poésie ? Oui, un langage autre, un langage qui serait critique du seul fait de sa subjectivité revendiquée, de sa singularité. Cette réappropriation des questionnements autour des nouvelles technologies nous semble la réponse la plus forte que nous avons à leur opposer. D’une part, l’exercice est à la portée de chacun, d’autre part il place la conscience et l’attention au centre de notre relation avec les machines.

Erewhon

Autre versant du travail de Pierre Cassou-Noguès, autre confirmation de l'importance épistémologique de ce procédé, c'est un projet développé en collaboration avec Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, de mettre en images le roman dystopique de Samuel Butler, Erewhon. Cette œuvre dont la rédaction remonte à la seconde partie du XIXème siècle relate la venue d’un jeune homme dans un pays secret répondant au nom énigmatique d’Erewhon (anagramme de « nowhere », nulle part, ou « now-here », ici-maintenant selon l’analyse qu’en ont fait Deleuze et Guattari). L’intérêt de cette affabulation somme toute assez classique tient à ce qu’elle décrit une société sur décret exempte de machines. Le port d’une montre constitue un délit punissable de prison. Une telle haine du progrès n’est cependant pas ce qui anime Pierre Cassou-Noguès. Plutôt, il se sert de la fiction de Samuel Butler (et en particulier de son « Livre des machines », sorte de livre dans le livre au cœur d’Erewhon) comme d’un fil rouge pour scruter toute une série d’images glanées sur Internet : des films publicitaires à la gloire d’usines, des robots rutilants de propreté et d’intelligence, etc. Une manière, pour ce philosophe décidément atypique, d’ouvrir plus encore le champ de la recherche en participant lui-même de la matière mouvante qu’il analyse.

Catherine De Poortere


Illustrations :

Bandeau : Les Temps modernes, de Charlie Chaplin

(1) Grégory Chatonsky, Le Rêve des machines

(2) Maurice Benayoun, Emotion forecast

(3) Pierre Cassou-Noguès, diapositive

(4) Illustration pour Le Livre des machines de Samuel Butler


Programme des chaires de philosophie de l'université Saint-Louis - lien

pierrecassounogues.com


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