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Focus

Comédien(ne), métro, boulot, boulot

Comédien(ne), métro, boulot, boulot
PointCulture est allé à la rencontre de deux comédiens belges. Ils sont sortis du Conservatoire de Mons il y a quelques années et aujourd’hui, ils témoignent sur un sujet qu’ils connaissent sur le bout des doigts : la réalité professionnelle des artistes en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Sommaire

Une génération

En octobre dernier, Salomé Crickx et Iacopo Bruno se produisaient au Théâtre des Martyrs pour une dizaine de dates. La pièce à laquelle ils travaillaient depuis un an et demi et qu’ils présentent lors d’un festival à l’été 2018 est repérée par plusieurs programmateurs, ce qui leur vaut d’être mis à l’affiche à Mons et à Bruxelles. Le roman « Lutte des classes » qu’ils adaptent, est signé Ascanio Celestini (acteur et auteur italien). En discutant autour de leur projet, le choix du texte apparaît comme une évidence. De fait, Iacopo et Salomé arrivent un jour avec le même livre sous la main. Un hasard ? Pas vraiment… « Lutte des classes » raconte l’histoire de diverses personnes travaillant dans un call-center et décrit leur réalité professionnelle, leurs revendications, l’inconfort et l’insécurité vécus au quotidien. Le texte est une satire de notre société contemporaine. En plus d’être un sujet brûlant d’actualité, l’état des lieux du monde de l’entreprise qui y est relaté, est facilement transposable à celui de l’art. C’est aussi sans rappeler que la génération à laquelle Salomé et Iacopo appartiennent a, elle aussi, toute son influence dans ce choix qu’ils font de porter sur les planches la question du travail, qui amène avec elle un ensemble de questionnements tous interconnectés et entremêlés.

Aucun des deux comédiens ne se revendiquent pourtant pleinement de la génération Y (why ?) sans pour autant nier que l’appartenance à une génération influence d’une certaine manière la façon de voir le monde et de l’appréhender. Dès lors, Salomé et Iacopo sont conscients qu’ils baignent dans la tranche d’âges des 25-35 ans, une étape où les réflexions par rapport à la place que l’on veut (ou ne veut pas) occuper dans la société est, semblerait-il, plus latente et prégnante qu’à d’autres périodes de la vie. À ce propos, Salomé le dit : « On parle beaucoup de l’individualisme dans notre société, c’est vrai. Mais il y a un pendant à cela qui est le désir de vraiment s’accomplir soi et d’être plus heureux que riche. Je sais que pour nos parents, il y avait cette dimension liée à la réussite sociale, gagner de l’argent, avoir une situation. Il me semble que nous ne sommes plus dans ce schéma. À présent, c’est l’épanouissement personnel, parfois à son extrême. Peut-être qu’on est des branleurs quand même, mais on pense à être heureux ! Je pense que c’est mieux que d’avoir une société de gens malheureux qui ne profiterait finalement à personne. »

Iacopo Bruno et Salomé Crickx

En tant qu’artistes, tu portes une parole. Tu es prié d’avoir un point de vue sur le monde, quelque chose à défendre. En tout cas, c’est comme ça que je vois mon métier de comédienne. — Salomé Crickx

L’engagement comme levier

Dans la continuité de cette philosophie de vie, et de ces convictions, Salomé et Iacopo ont fait le choix de devenir comédiens. Mais le besoin d’épanouissement et de développement personnel n’est pas le seul moteur qui les anime. L’engagement fait aussi partie intégrante de leur démarche et il transparaît à plusieurs niveaux. Loin des strass que l’imaginaire collectif a pu assigner à leur métier (souvent relégué à sa fonction de divertissement), nos deux interlocuteurs l’estiment et l’envisagent comme un outil pour faire émerger le débat. Il doit susciter chez le spectateur, le questionnement qui les habite. Être comédien, c’est être porteur d’une parole pour faire voyager ceux qui la reçoivent, « les faire sortir de leur tête », prendre des détours et finalement, les amener vers des conclusions qu’ils portaient en eux sans en être tout à fait conscients. L’engagement de Salomé et de Iacopo est donc déjà pris du fait de leur façon d’envisager leur métier de comédien.

On peut aussi se poser la question du choix d’être artiste à l’heure actuelle. Relève-t-il lui aussi de l’engagement ? Dans son acception existentialiste, l’engagement est « un acte par lequel l'individu assume les valeurs qu'il a choisies et donne, grâce à ce libre choix, un sens à son existence ». Selon ce prisme, il apparaît évident qu’être artiste est un acte engagé en soi et qui comme toutes prises de décision, entraîne son lot d’avantages comme son lot d’inconvénients. Lors de notre rencontre, les deux comédiens insistent, ils font partie de cette fameuse exception, celle qui confirme la règle. La norme étant qu’après l’école d’art seulement une minorité de jeunes diplômés parviennent à percer le tissu opaque du monde des arts de la scène, ici précisément, celui du théâtre. La norme, c’est aussi pour la génération Y de comédiens et d’artistes toutes disciplines confondues, le travail « sur le côté », le job alimentaire, le taf, le gagne-pain, bref, celui qu’on pratique pour joindre les deux bouts. Alors quand on leur demande si être artiste en Belgique relève aujourd’hui de l’utopie, Salomé et Iacopo nous répondent : « certainement pas » ! L’utopie existe s’il y a erreur sur l’idée que l’on se fait de ce qu’est être artiste. « Tout dépend de ce que tu attends et de ce que tu es prêt à mettre en place et à endurer pour que ça fonctionne. C’est un parcours qui est fait de hauts et de bas, il faut être prêt à prendre ça dans la figure. » Cette lucidité qu’ont Iacopo et Salomé par rapport à la précarité de leur emploi intervient dans une vision plus globale. Ils sont conscients qu'elle est généralisée et touche également la majorité des jeunes sortis des études, même conventionnelles.

Finalement, les jeunes diplômés savent pour la plupart, qu’ils vont galérer un peu (ou beaucoup) une fois arrivés sur le marché de l’emploi. Pour Iacopo, ce n’était pas une surprise, il dit même l’avoir vite accepté. Il évoque cependant une seule différence, bien spécifique à son domaine : le bourbier (pour ne pas dire merdier) administratif dans lequel on s’engage (car cela relève aussi de l’engagement) lorsqu'on se lance dans les démarches vers la reconnaissance de son statut d’artiste, si reconnaissance il y a.

Tu as, soit bien de la chance d’avoir le chômage parce que tu n’es quand-même qu’un glandeur car tu vis au crochet de la société et tu dois dire merci ; soit vraiment beaucoup de chance d’être comédien parce que, quand même, tu es payé à t’amuser. — Salomé Crickx
Plateau de jeu

Le statut d’artiste, un jeu d’enfant !

On ne sait jamais très bien par où commencer lorsqu’on aborde le sujet. Il est difficile de comprendre la logique bureaucratique de ce système pour ceux qui n’en font pas partie et même pour ceux qui sont concernés. Commençons peut-être par préciser que le statut d’artiste permet, aux artistes, de disposer d’une allocation de chômage d’environ 1200 euros par mois. Faisons un petit récapitulatif des conditions à remplir pour bénéficier de ce statut tant convoité. À la case départ, il y a le chômage. Enfin non… C’est un peu plus compliqué que ça. Pour toucher le chômage, il faut avoir travaillé 312 jours pendant 21 mois. Une fois cette condition remplie, retour à la case départ donc, direction : le chômage. Pour migrer vers la première case, il faudra introduire une demande de statut auprès de l’Onem. Enfin non… C’est un peu plus compliqué que ça. Pour introduire une demande de statut, il faut attendre un an (nous stagnons désespérément à la case départ). Une fois le cap de l’année passé, direction l’Onem (nous avançons nos pions à la case deux). Case trois est synonyme de case contrôle : ces 18 derniers mois, il faudra avoir cumulé 156 jours de travail dont 104 jours dans une activité artistique. À la fin de la partie, l’exquis statut d’artiste est concédé à celui qui remplit toutes ces conditions. Aux heureux gagnants est décerné le prix de la reconnaissance pécuniaire par l’état belge (qui en dit long sur sa reconnaissance tout court).

Salomé bénéficie du statut d’artiste grâce au boulot alimentaire qu’elle a exercé pendant ses études. Iacopo quant à lui, n’a pas atteint la case départ (il ne bénéficie pas du chômage) bien qu’il travaille lui aussi « sur le côté » pour vivre mais surtout, pour continuer à développer ses projets artistiques.

C’est limite le Saint Graal. Si tu as le statut d’artiste, le métier de comédien arrête d’être ton hobby. Du coup, en tant qu’artiste si tu as le chômage tu es content alors que le statut c’est le chômage, ce n’est rien d’autre. — Iacopo Bruno

Plusieurs fois durant note rencontre, Salomé et Iacopo parlent de « statut du chômage » pour désigner le statut d’artiste. Selon eux, le trouble versant du statut d’artiste entraîne des effets pervers et mène à la stigmatisation de l’artiste dans notre société. Toucher le chômage est perçu comme un signe d’échec, de faiblesse et de honte. Pourtant, ils le rappellent, des gens se sont battus pour sa mise en place. Le chômage est un droit et le propre d’un droit n’est-il pas, justement, de nous rendre une certaine dignité ?

S’il était difficile de savoir par où commencer, il l’est tout autant pour clôturer ce qui apparaît comme un sujet inépuisable dans lequel persiste une confusion. En elle se trouve peut-être quelques éléments de réponses ? Il faudrait pour cela identifier si elle est d'ordre sémantique, lexical, idéologique ou encore politique.À suivre...

Alicia Hernandez-Dispaux

Photographie de bannière : Tribune d'Albert Camus dans L'Express du 20 décembre 1955.

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